Interview long format avec François Berdougo et Gabriel Girard sur le hors-série « Santé des minorités sexuelles, sexuées et de genre »
Un hors-série de la revue Santé publique inititulé « Santé des minorités sexuelles, sexuées et de genre » a vu le jour en mai dernier. Pour en parler nous avons interviewé François Berdougo et Gabriel Girard.
C’est un évènement dans le domaine de l’édition médicale. Un hors-série de la revue Santé publique inititulé « Santé des minorités sexuelles, sexuées et de genre » a vu le jour en mai dernier et nul doute qu’il fera date. Sous la houlette de François Berdougo, délégué général de la SFSP, de Gabriel Girard, sociologue et chercheur au Sesstim et d’Elise Marsicano, socio-démographe, maîtresse de conférence à l’Université de Strasbourg et membre de Sage, cette publication de près de 300 pages présente 29 textes sélectionnés après un appel lancé il y a près de trois ans.
Les contributions sont variées et proviennent principalement de France, mais aussi du Québec, de Belgique ou encore de certains pays francophones d’Afrique.
De très nombreuses thématiques sont abordées et pour en parler, nous avons interviewé par zoom François Berdougo et Gabriel Girard.
Komitid : François, est-ce que tu peux nous dire ce que c’est que la Société Française de Santé Publique, dont tu es le Délégué général ?
François Berdougo : La Société Française de Santé Publique (SFSP), c’est une association qu’on range dans la catégorie des « sociétés savantes et professionnelles ». C’est un réseau de professionnels agissant dans le champ de la santé publique, au sens large, et qui comprend comme adhérents à la fois des personnes physiques, et des personnes morales, essentiellement des associations qui sont membres de la SFSP comme par exemple Aides. Evidemment, le domaine d’action de la SFSP dépasse de très loin les questions de santé sexuelle. C’est une association qui est éditrice d’une revue scientifique, indexée, qui s’appelle tout simplement “Santé Publique”, qui existe depuis 35 ans, et qui a comme spécificité, peut-être par rapport à d’autres revues scientifiques, de soutenir activement la publication de textes par des non-chercheurs. D’ailleurs, le hors-série « Santé des minorités sexuelles, sexuées et de genre » est une illustration assez intéressante de ça, de gens qui ne sont pas des auteur·rices qui ne sont pas issu·es de la recherche, mais qui sont, au sens large, des professionnels, des praticiens de la santé publique : il peut s’agir de soignants, de représentants institutionnels, d’acteurs associatifs, une collectivité territoriale.
« Nous avons reçu près de 90 propositions d’articles pour aboutir au sommaire avec 29 contributions »
Comment est née l’idée de ce hors-série ?
Gabriel Girard : Elle est née de discussions, d’échanges qu’on a eus avec François et avec Élise Marsicano en 2020. Il y a un champ à la fois d’interventions et de recherches qui est en train d’émerger autour de ces enjeux. Il y avait eu un colloque international organisé au ministère de la Santé en 2017 dans le cadre des Gay Games. Ce que l’on constatait, c’est qu’il se passait des choses, mais qu’il y avait peu d’endroits où tout ça était mis ensemble, ou en tout cas, il manquait une somme à minima pour faire le point sur ce qu’on savait en termes de recherche et d’intervention sur ces sujets. Et on s’est dit, mais pourquoi pas proposer un numéro hors-série de la revue Santé publique. Le travail a commencé en 2020, ça a mis un petit peu de temps… Mais c’est logique vu la taille et la densité du numéro. Et puis, comme on avait voulu suivre un processus qui prenait en compte le fait qu’il n’y avait pas que des chercheurs qui contribuaient, que ça voulait dire aussi formater l’écriture d’une certaine manière, passer à l’évaluation comme un chercheur, comme n’importe quel chercheur, etc. Cela a pris du temps et nous avons reçu près de 90 propositions d’articles pour aboutir au sommaire que tu as sous les yeux avec 29 contributions. On avait eu une bonne intuition, c’est-à-dire qu’il y avait des gens qui avaient des choses à raconter et à expliciter sur ce qu’ils faisaient à propos de la santé des personnes LGBTI+.
FB : Le volume de propositions qu’on a reçu est le plus gros jamais enregistré de la revue pour un hors-série. Ça nous a montré, s’il en était besoin, qu’il y avait une profusion d’acteurs de toutes sortes qui avaient investi ces questions dans la décennie écoulée. Et que nous, tout en connaissant plutôt bien ces questions, on n’avait pas toujours vu émerger. Et ça, c’est un signe positif.
Par ailleurs, une surprise est venue des thématiques sur lesquelles ces propositions ont été soumises. Si on avait lancé un projet pareil il y a 15 ans, on n’aurait probablement pas eu du tout, c’est une hypothèse, la même répartition en termes de thématiques. Première chose, assez peu de propositions sur les gays et les HSH (Hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, ndlr). Ce qui contraste avec l’émergence des questions de santé LGBTI + au cours des 40 dernières années. Deuxième chose, très peu de choses sur le VIH. Quasiment rien pour tout dire. Quelques propositions sur la santé sexuelle plus largement mais très peu. Ceci montre qu’il y a eu un déplacement du champ d’investissement de ces questions et l’émergence de nouveaux acteurs que l’on n’identifiait pas à partir de nos postures respectives dans le champ. Ce sont les deux grosses surprises qui sont réjouissantes, parce ça veut dire aussi que tout un tas de nouvelles questions sont investies. Troisième chose, peut-être une espèce de déception. C’est l’absence d’un certain nombre de questions qui pourtant nous semblent centrales. D’une part, les sujets tabac, alcool ou drogues en général – même le chemsex, pourtant plus visible que les autres – étaient absents des propositions. Et puis, sur le handicap, le vieillissement, la famille et la parentalité, la migration ou les personnes non blanches, nous avons reçu quelques textes, mais peu… Enfin, une dernière chose, c’est la quasi-absence de propositions venant d’Afrique sub-saharienne. Et ça a été une déception pour nous. Habituellement, la revue Santé publique publie à peu près 40 % d’articles non français, dont beaucoup sont africains, dans ces numéros classiques. Et là, sur ce sujet-là, presque pas.
Komitid : Entre les presque 90 propositions qui ont été soumises, comment s’est fait le choix final des 29 contributions ?
Gabriel Girard : Suivant un processus assez classique, dans ce genre de revue. On a réuni un comité éditorial ad hoc, en fait, dont la composition figure dans l’introduction, des experts du domaine, à qui on a soumis les lettres d’intention qu’ils ont évaluées. A l’issue de cette évaluation, un certain nombre de lettres d’intention n’étaient pas suffisamment abouties ou manquaient de précision, et ne « passaient » pas, pour ce type de revue. Puis le processus d’écriture des articles retenus a été lancé, certains auteurs ont répondu vite, d’autres ont été accompagnés dans l’écriture. Et voilà, on arrive à ces 29 contributions, in fine, qui reflètent assez bien, selon nous, les « lignes de force » actuelles. On a vraiment, je trouve, un panel assez intéressant de ce que c’est aujourd’hui la santé LGBTI+ en France.
« On a voulu donner l’image de la diversité des groupes de population sur lesquels les unes et les autres travaillent et réfléchissent »
Komitid : Vous avez inclu les personnes intersexes, mais aussi des questions sur la non-binarité. Est-ce que c’est venu des propositions qu’on vous faisait ou est-ce que, dès le départ vous avez voulu inclure plus de lettres de l’acronyme et plus de thématiques ?
FB : On n’a volontairement pas utilisé l’acronyme « LGBTI+ » et on est très conscients que ça se discute. On a voulu prendre une expression potentiellement très ouverte. Au début, c’était « minorités sexuelles et de genre ». Finalement, nous avons retenu « minorités sexuelles, sexuées et de genre », notamment pour inclure les personnes intersexes. On a voulu donner l’image de la diversité des groupes de population sur lesquels les unes et les autres travaillent et réfléchissent. Et dès le départ, sur la question des personnes intersexes, on s’était demandé, mais au fond, est-ce que les intersexes se considèreraient comme minorité sexuelle et de genre ? Donc on avait demandé au Collectif Intersexe Activiste – OII France, qui nous a répondu que oui, absolument, ils se considèrent comme ça. Et du coup, on a vu arriver des propositions : ça nous intéressait et ça nous importait de rendre visibles les questions de santé des personnes intersexes. Donc clairement, c’est un choix. Et sur les personnes non-binaires, il y a eu une proposition d’article d’Arnaud Alessandrin, bien connu dans le champ, qui proposait de travailler là-dessus et comme elle était intéressante, on s’est dit qu’au fond, ça permettrait aussi d’ouvrir des fenêtres sur des problématiques peu visibles.
GG : C’est vrai que parfois, par facilité, je dis LGBT, LGBTI, LGBT+, mais dans le numéro, on a essayé de se tenir, dans notre introduction du moins, à cette vision des minorités sexuelles, sexuées et de genre en se disant que c’était une expression « parapluie » plus intéressante. Par ailleurs, on a soumis cette expression-là à la discussion. Je trouve qu’elle mérite aussi d’être discutée. Je pense qu’il y a aussi intérêt à affirmer les identités. Tout ça ne s’oppose pas.
Komitid : Qu’aimeriez-vous bien mettre un peu en lumière parmi tous ces articles ?
FB : Ce qui me plaît, dans ce volume, c’est de permettre les réflexions et l’échange d’expériences francophones sur les questions de fond pour les politiques publiques, pour les interventions, pour le système de santé. A titre d’exemple, un texte sur la notion de « syndémie », dont on a beaucoup entendu parler pendant Covid, appliquée aux populations LGBTI+ soulève des questions de fond sur l’approche que l’on avoir des questions de santé. Ou cet article sur l’universalisme proportionné, concept de lutte contre les inégalités sociales de santé, comme levier d’amélioration de la santé de ces groupes. Ou enfin ces données issues de l’Assurance maladie sur les parcours de transition en France. Par ailleurs, je suis content parce que, parfois pour la première fois, certaines expériences françaises dont on parle depuis très longtemps, donnent lieu à un récit et à cette forme de valorisation. Je pense notamment à l’expérience de la maison dispersée de santé de Lille, sur la question de l’accompagnement des parcours de transition en médecine générale, avec une participation communautaire et associative, , qui est un peu un modèle. Il est important de donner à voir des expériences qui sortent des cadres.
GG : Ce que j’aime bien, et je vais peut-être refléter la diversité des perspectives, je trouve ça intéressant que la Haute autorité de santé (HAS) se soit mouillée, par exemple, notamment dans l’article sur l’universalisme proportionné. Et je trouve ça important parce que ça dit des choses aussi, des « bougés » dans l’appréhension de ces questions-là. On n’est plus juste entre associations et chercheurs. Là, il y a clairement des institutions qui se positionnent… J’ai trouvé aussi très importants les articles issus d’expériences associatives, il y en a plusieurs qui sont tous très riches. J’aime bien le fait que le Planning familial soit dans ce hors-série, pour des raisons affectives, mais aussi politiques. C’est une « vieille » association, qui se positionne depuis maintenant quelques années sur les enjeux de santé LGBT, et je trouve ça super. Elles le font avec leur savoir-faire, leur pratique, leur histoire, et ça a du sens aussi. Ça aussi, ça contribue à crédibiliser ces enjeux. J’ai trouvé très intéressant l’article sur les pratiques d’injection chez les personnes trans, et les hommes trans en particulier. Pour moi, c’est vraiment un article d’utilité publique, parce qu’il fait date, il pose des connaissances à un instant T, et c’est une référence qui sera peut-être agrémentée, discutée, voire contredite dans le futur, mais en même temps, c’est important de pouvoir avoir ces textes-là à ce moment-là. Et puis, enfin, c’est plus un petit coup de cœur. Je trouve important que Le 190 ait pu contribuer à ce numéro et qu’on publie un article qui relate cette expérience, parce que ce sont des pionniers et des pionnières !
Komitid : Est-ce que la santé mentale, ça reste encore, selon vous, quelque chose qui n’est pas suffisamment adressé ?
FB : Oui, c’est une déception aussi, en fait. J’ai oublié de le citer dans les angles morts, mais c’est une déception qu’on n’ait pas eue plus de choses sur la santé mentale, on aurait beaucoup aimé…
GG : …Tu as raison sur cet angle mort là, mais ça reflète, malheureusement, peut-être un état de mobilisation actuellement de la communauté scientifique, disons, au sens large, et même de la recherche communautaire sur ces enjeux. Mais malheureusement, il y a encore peu de travaux, en tout cas, peu de perspectives qui se donnent à voir sur ces enjeux de santé mentale. Ce n’est pas parce qu’il y a ce hors-série qu’il ne doit plus y avoir d’articles sur la santé des minorités sexuelles et de genre dans la revue Santé publique dans les années qui viennent ! Au contraire, même.
FB : C’est d’autant plus dommage que la santé mentale au sens large, c’est un déterminant majeur de la capacité des gens à prendre soin d’eux et à s’inscrire dans des dynamiques de santé. Donc, c’est un enjeu majeur et qui dépasse de très loin, bien sûr, la question des soins, de l’accès aux soins. Les déterminants de la santé mentale sont bien plus larges que ça. D’ailleurs, il y a un article, quand même, qui parle de ces questions-là de façon assez directe, en fait, et qui est très intéressant. C’est l’article d’un duo d’auteurs dont l’un est suédois, qui, s’intéresse à la corrélation qu’on peut observer entre statut légal et social de l’homosexualité et bien-être perçu. Cet article dit, en gros, que la « satisfaction de vie » est immédiatement corrélée aux évolutions positives ou négatives en matière de législation et de statut social, à partir de l’expérience de trois pays, dont la France.
« Il y a un travail de pédagogie à faire dans les milieux de la santé publique, et un chantier comme ce hors-série y contribue »
Komitid : François, as-tu déjà eu des échos de l’intérêt sur ces questions-là au sein de la SFSP ?
FB : Oui. D’abord, ce que je peux dire, c’est que nous avons eu le soutien plein et entier depuis le début, du Comité de rédaction de la revue, du conseil d’administration de la SFSP, de son président d’alors, Emmanuel Rusch. Tout le monde a été très soutenant, y compris pour nous laisser la latitude de travailler à peu près comme on voulait, et en garantissant une contribution financière, si besoin. Donc il y a un soutien affiché de façon très claire et très forte. Et il y a une envie, il y a une conscience qui est importante de faire exister et de rendre visible ce type de questions, pas seulement LGBTI+, mais plus largement. Ca, c’est vraiment une force, alors que c’est un environnement très hétéro-centré, féministe, mais quand même hétéro-centré. Il y a un travail de pédagogie à faire dans les milieux de la santé publique, et un chantier comme ce hors-série y contribue. On a eu un seul retour négatif pour l’instant, d’une personne qui nous a laissé un mail un peu long, pour nous dire qu’elle ne comprenait pas l’intérêt qu’il y avait à travailler sur ces questions qui ne sont pas, selon elle, des questions de santé publique. J’ai envie de penser que cela ça témoigne plus d’une ignorance d’une méconnaissance du fait que l’on parle tout simplement d’inégalités sociales de santé, que d’homophobie ou d’hétérosexisme, en tout cas je l’espère. /p>
GG : Pour moi, c’est un bel aboutissement. C’est un processus de longue haleine, on a porté ce travail pendant trois ans. C’était passionnant et quand même éreintant. Je le vois aussi comme un début. Notre ambition c’est de faire vivre ce hors-série, d’en faire un support de discussions, de débats, d’appropriations diverses, parce qu’il est très riche, très divers. Avec François et Elise, on pense qu’il y a vraiment des choses à poursuivre et à faire ensemble – chercheurs, associatifs, professionnels de santé, institutions – sur toutes ces questions-là.
Pour consulter les contributions du Hors-série « Santé des minorités sexuelles, sexuées et de genre », cliquez sur ce lien.
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