« Cruising », de William Friedkin : histoire d'un thriller sombre qui a révolté la communauté gay

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William Friedkin est mort le lundi 7 août à l'âge de 87 ans. Retour sur le tournage chaotique de « Cruising » en 1979, où Al Pacino enquête dans le monde du SM et qui a enflammé la communauté gay new-yorkaise à l'époque.

Al Pacino dans « Cruising » - United Artists
Al Pacino dans « Cruising » - United Artists

William Friedkin est décédé à l’âge de 87 ans hier, lundi 7 août, a annoncé sa femme au Hollywood Reporter. Grand réalisateur du Nouvel Hollywood, aux côtés de Francis Ford Coppola, Paul Schrader et autres John Carpenter, il est notamment connu pour son chef d’œuvre horrifique, L’Exorciste, et ses polars The French Connection et Police Fédérale, Los Angeles. Mais en marge de ces grands succès qui ont largement résisté à l’épreuve du temps, Friedkin a consacré une petite partie de sa filmographie à la communauté gay new-yorkaise : The Boys in the Band en 1970 et La Chasse – Cruising dix ans plus tard. Deux films, aujourd’hui considérés comme des classiques, qui lui ont valu des polémiques à leur sortie.

The Boys in the Band, adapté de la pièce éponyme, était l’un des premiers films américains qui abordait ouvertement les récits gays : huit amis se retrouvent lors d’un dîner et, à mesure que les verres se vident, laissent exploser les rancoeurs enfouies. Vito Russo, militant LGBT et auteur du livre The Celluloid Closet, ouvrage de référence sur la représentation de l’homosexualité dans le cinéma américain, accusait à l’époque le film de véhiculer « des stéréotypes superficiels, facilement acceptables et beaucoup d’humour pédé qui se faisait passer pour de la philosophie ».

Plus généralement, les années 1970 étant celles de la fierté et de l’empowerement queer, la communauté gay américaine rejette ce film qui donne à voir les traumatismes et la noirceur du quotidien des homosexuels de l’époque. Le film de Friedkin reste à ce jour considéré comme une œuvre importante du cinéma queer américain.

Le cas « Cruising »

C’est dix ans plus tard, en 1980, que William Friedkin se replonge dans le milieu gay de la Grosse Pomme avec Cruising. Fini les artistes et le bel appartement de l’Upper East Side, le cinéaste s’intéresse alors aux bars underground sado-maso de Greenwich Village, théâtre d’une série de meurtres. Un épisode sordide inspiré d’un livre que le réalisateur mélange à des articles sur les réels crimes dont sont victimes des gays new-yorkais. Pour porter le film dans le rôle du policier-infiltré, Friedkin s’accompagne de nul autre qu’Al Pacino, immense star hollywoodienne après les deux premiers volets du Parrain et l’ultra-queer Un après-midi de chien.

Mais si sur le papier, le film a de quoi titiller la curiosité, il connaîtra un développement orageux. L’idée d’un polar urbain dans les bars gays de New-York intrigue la communauté qui, en apprenant le sujet et le nom du cinéaste, riposte : « Tous les jours dans cette ville, des dizaines de personnes gays se font tabasser et frôlent la mort. Ce film va non seulement aggraver cela mais aussi pousser les gens à la violence. Ce serait intelligent de la part des producteurs d’épargner le public et de ne pas sortir ce film. Rien que d’un point de vue purement artistique, le film est un déchet », confiaient à la télévision américaine Chuck Morris et Paul Hardman, deux journalistes gays, lors de la sortie du film.

Des backrooms à la rue

Craignant un traitement tapageur, opportuniste et homophobe de la vie gay, des militants décident donc de bousculer le tournage. Toutes les techniques sont bonnes : les manifestants perturbent le plateau, brandissent de grands miroirs pour dégrader la lumière du film, sifflent à tue-tête pour empêcher les prises de sons, renversent des ordures sur les trottoirs, bloquent les rues et adressent même des lettres au maire de la ville pour interdire le film.

La fureur des manifestants agit comme un raz-de-marée sur le tournage, qui se poursuit sous une tension que peu de plateaux ont eu à gérer dans l’histoire du cinéma. Friedkin assure pourtant s’être relativement bien documenté sur le mode de vie gay pour le traiter avec réalisme. Il explique même être allé jusqu’à se retrouver en jockstrap dans les backrooms les plus obscures de la ville pour documenter le film et retranscrire au mieux l’atmosphère de ces lieux transgressifs.

Les figurants des scènes se déroulant dans les clubs ne sont autres que des habitués et adeptes du SM, qui eux soutiennent le film. «  Bien sûr avec le temps je me rends compte que Cruising n’est pas le meilleur film à montrer pour pousser à l’acceptation des gays par les hétéros, mais le but du film n’a jamais été de représenter le mode de vie de quiconque ! C’est juste un mode de vie qui existe, et qui était pour moi la toile de fond d’un thriller », assure le réalisateur.

Alors que le film est terminé, le calvaire de Friedkin continue. La MPAA (Motion Pictures Association of America), qui s’occupe notamment de la classification des films, lui impose de remonter son film, jugé trop trash. Le cinéaste coupe ainsi 40 minutes de scènes explicites pour ne pas être classé X.

Al Pacino se sauve, Friedkin essuie les plâtres

Des polémiques à répétition qui suffisent à construire une véritable légende autour du film. À l’international, le film joue même de la publicité sulfureuse qu’on fait de lui. « Tout ce que vous pouvez entendre au sujet de Cruising est vrai », peut-on lire sur l’affiche française du film, alors interdit aux moins de 18 ans. Pour couronner le tout, et alors même qu’il avait insisté pour obtenir le rôle (celui-ci devait d’abord être proposé à Richard Gere), Al Pacino finit par renier le film. Face aux polémiques, aux critiques de la presse américaine, à la censure et au danger que représente un tel film pour sa carrière en plein essor, il refuse d’en faire la promotion et d’en parler publiquement.

Par la suite, Friedkin s’épanchera un peu plus sur ce choix d’acteur qu’il regretta un moment, revenant sur l’attitude non-professionnelle de Pacino qui venait sur le tournage en retard, sans apprendre son texte, et sans connaître les scènes. Finalement, le film réalise quelques 20 millions au box-office nord-américain et va jusqu’à réunir près de 700 000 spectateurs en France. Un an après la sortie, Friedkin est victime d’un infarctus non létal.

Aujourd’hui, Cruising fait partie de ces films dont la réputation fait la légende, conspués à leurs sorties mais réhabilités depuis, aux côtés notamment de Showgirls et de Dune de David Lynch.

Une oeuvre dangereuse et paranoïaque qui cristallise un épisode sombre de l’histoire de la communauté, quelques années avant que le sida n’entraîne la fermeture de ces établissements où les hommes gays transpiraient de liberté.