Philippe Joanny, auteur de « 95 » : « Je me suis beaucoup construit dans les bars, les boites, les bordels. C'est très intense, tu ne l'oublies pas »

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« 95 » est un roman magnifique et indispensable sur une période charnière de l'histoire gay à Paris. Dans l'interview qu'il nous a accordée, Philippe Joanny revient entre autres sur son processus d'écriture, sur la construction de son roman et sur ces lieux de la vie gay dans les années 90.

Philippe Joanny est l'auteur de « 95 » aux éditions Grasset
Philippe Joanny est l'auteur de « 95 » aux éditions Grasset - Clarisse Tranchard

Je dois l’avouer. J’ai été un peu interloqué par les mots de Virginie Despentes sur la couverture de 95, le nouveau et indispensable roman de Philippe Joanny, quand l’autrice de Vernon Subutex et de Cher connard écrit : « Dans une langue hypnotique, tout en pudeur, Joanny arrache à l’effacement ses compagnons de l’époque. » Le mot pudeur m’a heurté. Sans doute parce que c’est souvent ce mot qui était utilisé dans les années 80 et 90 pour évoquer celles et ceux qui étaient morts du sida, avec cette idée qu’il ne fallait pas parler « des choses qui fâchent », à savoir la cause du décès ou le mode de vie de la personne, en l’occurrence son orientation sexuelle ou son addiction.

Mais je ne me suis – heureusement ! – pas arrêté à cette phrase et malgré une certaine crainte à voir défiler dans ma tête les souvenirs de l’année 1995, marquée par des décès à répétition et aucune perspective de traitement efficace pour freiner la maladie, j’ai entamé la lecture de 95 sans pouvoir le lâcher.

Dans son précédent roman, très remarqué, Comment tout a commencé, Philippe Joanny explorait son enfance et son adolescence, à la fin des années 70, avant le sida, avant Mitterrand. Le héros du roman vit avec son frère près de la Gare de Lyon, dans le 12e arrondissement. Dans 95, c’est le 10e arrondissement des années 90, avant la gentrification, avant la rénovation de la place de la République, que fait revivre Joanny.

C’est en effet dans cet arrondissement que se situe en partie ce récit bouleversant, centré sur une semaine particulière dans la vie de quelques amis de Philippe, autour de la mort d’Alex, un ami flamboyant. A travers sa narration à la première personne et des témoignages (Jeff, Willy, Denis, Hervé…), Philippe Joanny réussit à transmettre l’ambiance si singulière d’une époque. Avec une montée de la tension au fil des chapitres et un dénouement qui nous laisse non pas triste ou abattu mais reconnaissant envers l’auteur.

Reconnaissance de nous avoir permis de revivre des instants magiques, étonnants ou cocasses, parfois très réalistes, voire même drôles, avec « sa bande » de l’époque, des gays trentenaires, qui passent une grande partie de leur temps dans les bars, dans les boites, et dont beaucoup sont « tombés », comme Philippe l’écrit dès la première page. Reconnaissance de les avoir décrit dans leur humanité, leur complexité, leur énergie. Cette époque fait aussi écho à la période actuelle quand l’auteur décrit l’amitié entre gays, les lieux de rencontres, les drogues.

L’écriture de Philippe Joanny a cette capacité à nous plonger dans l’instant. A nous mettre dans la situation, à visualiser le lieu, le moment. En peu de mots. C’est magnifique et troublant.

 

Komitid : Pour « 95 », comment tout a commencé ?

Philippe Joanny : J’avais d’abord écrit 95 à la troisième personne, comme dans Comment tout a commencé sauf que ça faisait beaucoup de « il ». Mon éditrice m’a suggéré de passer au « je » parce que j’avais beaucoup de choses à raconter et que j’étais un des seuls à pourvoir le faire. Mais dans ce « je » là, j’ai l’impression d’être quand même dans la retenue. C’est peut-être cela que Virginie Despentes a voulu dire en parlant de « pudeur ».

Comment as-tu conçu la structure de ton récit qui s’articule autour des transcriptions d’interviews des amis d’Alex ?

Depuis plusieurs années déjà, je crois depuis 1994, j’avais pris l’habitude de faire de très longs entretiens avec des gens, des créatures, dans les bars de nuit notamment. Cela me plaisait, j’aimais beaucoup ce travail d’écoute des gens. Je veux être écrivain depuis l’âge de 10 ans. J’ai été publié à 50 ans, mais des manuscrits, j’en ai plein dans mes tiroirs ! Ces grands entretiens, c’était une manière de collecter du matériau et de voir ensuite. En 1998, j’ai rencontré Guillaume Dustan, il m’a annoncé que Jean-Jacques Augier souhaitait lancer le Rayon Gay, et tout l’entourage de Dustan s’est creusé les méninges pour réfléchir aux livres qu’on pourrait écrire. Et moi j’ai pensé à ça (il montre ma copie du livre 95, ndlr). Et donc entre 1999 et 2001, je suis allé voir tout le monde. Ce sont de vrais entretiens dans ce roman, c’est vraiment la parole des gens. Dès que je les avais faits, je les ai retranscrits et j’ai fait le découpage. Je les avais classé par thème, et tout était prêt. J’ai essayé d’écrire le roman pour le Rayon Gay, mais l’entreprise était vraiment trop compliquée. Je n’arrivais pas à trouver ma voix. Rentrer chez Grasset m’a donné ce qu’on appelle des autorisations symboliques. Et après Comment tout a commencé, c’était très bien pour boucler la boucle. J’ai aussi lu Les Années d’Annie Ernaux et ce très beau montage de description de photographie et ces paragraphes impersonnels avec le « on » pour décrire comment on vivait dans les années 40, dans les années 60 ou 70. Ça m’a donné envie de trouver le moyen de raconter comment les gens vivaient. Qu’est-ce que tu fais de ton ambition professionnelle, de ta vie, que tu as 25 ans et que l’on meurt en masse et que tu es pris dans une force centrifuge et que c’est possibilement ton tour demain ?

Tout le monde pense au sida en découvrant ton livre, mais le mot n’est pas présent. Pourquoi ?

Le mot sida y était, notamment dans les entretiens. Ce mot clignotait. C’est un mot qui couvre tous les autres mots. C’est un mot qui même pour nous, est difficile à saisir, veut dire beaucoup de choses et pour d’autres, c’est une maladie. Alors que ce n’est pas une « maladie ». J’ai donc décidé de m’en défaire. Je voulais que rien ne heurte la lecture, encore une fois pas pour nous, mais je pensais au-delà de nous. En 92-93-94-95, dans les bars, dans les boites, nous, on ne parle pas de sida. C’est un mot qu’on prononce très peu. il y a bien sûr des endroits, comme Act Up, dont tu viens, où le mot est surutilisé. Mais au Quetzal (un bar du Marais très présent dans 95, ndlr), tu n’entends pas parler du sida.

« Le 1er décembre, on sort du Cox avec notre canette, on fait le die-in, on se relève… et on retourne au Cox »

 

Ce qui m’a interpellé justement, c’est que tu ne parles pas non plus des gens qui luttent contre le sida durant cette période-là…

Ce n’est pas calculé, mais c’est tout simplement parce que ce n’est pas dans ma vie. Et ce n’est pas vraiment dans la vie de mes amis. Il y a bien Denis, qui est Didier Lestrade (fondateur d’Act Up-Paris, ndlr), que je décris comme un des seigneurs de la communauté. Ce qu’il était. Mais notre vie se situe ailleurs. Pour l’essentiel des pédés parisiens de l’époque, la vie se passe ailleurs que dans le petit cercle d’Act Up. Il y a 200 personnes aux réunions…

…mais il y a 10 000 personnes dans la rue le 1er décembre !

J’allais y venir. Le 1er décembre, on sort du Cox avec notre canette, on fait le die-in, on se relève… et on retourne au Cox. J’avais écrit un paragraphe sur le 1er décembre mais j’ai beaucoup enlevé, 80 pages en tout.

Et donc, il a fallu tout ce temps pour écrire ce roman. Comment décrirais-tu ce temps ?

Il y a un temps de décantation et un temps de sédimentation, qui te permet de prendre de la hauteur. Ce n’est pas un hasard si Elisabeth Lebovici a écrit Ce que le sida m’a fait quand elle a 60 ans, si l’exposition du Palais de Tokyo sur le sida arrive aujourd’hui. Il arrive un moment où tu peux transmettre les choses. Tu as l’assurance, tu es capable d’y mettre de l’ampleur. Guillaume Dustan racontait sa vie au présent.

Il y a cependant dans ton livre quelques références à la période sida, quand tu parles d’Hervé Guibert ou d’une pub Benetton…

Hervé Guibert, je me suis fait plaisir. C’était un  moyen de raccrocher la chose au sida, sans poser le mot ni même le nom de famille de l’écrivain, même si tout est clair. L’autre plaisir que je me fais c’est avec cette idée qu’il ne faut pas laisser ce terrain-là uniquement à Hervé Guibert. Le sida, ça n’est pas qu’Hervé Guibert.

Ce qui est frappant, c’est la description très précise, presque photographique, de certains lieux. Comment travailles-tu pour cela ?

J’ai grandi à Paris, Tim aussi (son mari, ndlr) est né à Paris. Je suis très attaché à cette ville, je ne pourrais pas vivre ailleurs. Il m’est arrivé d’être à un endroit de cette ville, à une saison particulière, avec une lumière particulière et tout à coup de me mettre à frissonner et d’avoir les larmes aux yeux. J’ai connu Paris noir avant les ravalements de façades obligatoires tous les dix ans. Le métro était incroyablement sale, même le carrelage, tout le monde pissait dans les couloirs. Mais j’ai beaucoup de tendresse pour ce Paris-là. Il faut une toile de fond quand tu fais une fresque. Il y a plein de moments dans ma vie, où je vois comme une photographie ; il y a une épiphanie, tout est parfait. La première fois où j’ai mis les pieds au Quetzal, j’ai été subjugué. Je me suis beaucoup construit dans les bars, les boites, les bordels. C’est très intense, tu ne l’oublies pas. J’avais très envie de le transmettre. C’est à 10 000 lieux de ce qui est vécu aujourd’hui.

« Je déteste les écritures bavardes, je n’aime pas les phrases où « il y a trop de mots » comme disait Dustan »

 

Tu utilises peu de mots pour ces descriptions…

Je déteste le bavardage dans l’écriture. Je déteste les écritures bavardes, je n’aime pas les phrases où « il y a trop de mots » comme disait Dustan. Mon écriture parait simple mais elle ne l’est pas. Pour 95, on est à la 26e version. Bien sûr, je ne change pas tout, mais je remets sur mon métier, je lisse, j’enlève tout ce que je peux enlever. A la fin, il reste l’os, c’est tendu. Pour les phrases, j’aime bien aussi que ce soit doux et ample, que ce soit musical mais il faut que ce soit économe. Pour les descriptions, je crois que c’est beaucoup plus fort de décrire un endroit avec trois ou quatre mots, trois ou quatre objets. L’image, c’est le lecteur qui la fabrique. Pourquoi toujours chercher à charger les phrases ?

Tu réussis à singulariser chacun de tes amis dans le livre mais tu écris qu’ils sont tous réunis dans une « même mortalité ». Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je me suis abonné à ce compte Instagram qui s’appelle The Aids Memorial. Depuis deux ans, mes journées commencent avec des images de ce compte, et c’est souvent poignant et déchirant. Ils sont tous très jeunes, très beaux, d’en parler cela me donne des frissons. Et à la fin, c’est un grand ensemble de morts, c’est une mortalité. C’est exactement l’effet que produit aussi le patchwork des noms, une représentation abstraite d’un nombre infini de morts. C’est comme un ciel étoilé, mais aussi un charnier.

Pour qui as-tu écrit ce livre ?

J’ai écrit ce livre pour nous, ce nous-là et c’est un livre sur nous. Quand j’ai commencé ce travail-là, je savais ce que je voulais faire mais je ne savais pas si Grasset me suivrait. J’avais un peu peur car le projet allait me prendre beaucoup de temps. Il y a des récits avant 95, des gens qui écrivaient et qui étaient en train de mourir. C’est un travail à l’opposé d’Hervé Guibert, qui lui ne s’adresse pas du tout aux homosexuels. Ce que je montre, ce sont des gens ordinaires, simples, pas des écrivains. Ils sont à priori pas politiques même si je pense qu’ils le sont vraiment.

Pourquoi le Marais avait-il une telle importance à cette époque ?

Quand tu n’as pas de portable, pas internet, pour se connecter aux autres, il y a les lieux du Marais. Certains le disent très bien dans le livre : tu finis ta journée, tu vas au Quetzal ou dans ton bar préféré et tu es sûr que tu vas retrouver ta bande ou la moitié ou un quart de ta bande. Comme le dit Gaby dans le livre, on challengait nos corps, on poussait vraiment loin nos limites, et ça se passait beaucoup dans la fête. Il y avait aussi beaucoup d’héroïne… Ça part du Marais et ça me semblait logique de finir avec ce Marais qui n’est plus. Il fallait fermer la boite. Il ne s’agit pas de pleurer sur ce qu’il n’est plus mais c’est un endroit qui m’a fabriqué, qui a participé à la construction de ma personne. Grâce à Tim, j’ai lu un livre du sociologue juif Maurice Alvachs La Mémoire collective. Il l’a écrit dans les années 20 et 30 et puis après il a été déporté et est mort à Auschwitz. C’est très beau, ce livre est dingue. Le principe du livre, c’est d’expliquer que où que tu te trouves, dans le monde, tu n’es jamais seul. Dans une ville que l’on ne connaît pas, où l’on peut avoir peur de se perdre, on peut faire cette expérience qu’on ne se perd pas parce que des gens, des esprits, des histoires, des fantômes vous accompagnent. Quand je mets – rarement – les pieds dans le Marais et que je vois les boutiques, je sais ce qu’il y avait derrière. Les gens dont je parle deviennent des fantômes, les lieux deviennent fantomatiques, tout disparait.

Ce roman me paraît aussi très actuel car en le lisant, on pense en particulier au chemsex et à son impact dans la communauté gay, avec son lot de morts. Tu y as pensé ?

Non. J’entends parler très régulièrement du chemsex mais en écrivant le roman, je n’y ai pas pensé. J’étais tellement obsédé par cette forme, ces trois niveaux de narration – le présent du récit, le présent des entretiens et le présent de l’écriture – et la construction est complexe. Mais tu n’es pas le premier à me faire cette remarque.

 

« 95 », de Philippe Joanny, éditions Grasset, 190 p., 19 euros.