La présence grandissante des clubbeurs non queers menace-t-elle les soirées LGBT+ parisiennes ?

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Les soirées LGBTI+ gagnent en succès et attirent de plus en plus de monde, dont un public hétéro. Alors, pour le meilleur ou pour le pire ? Komitid a interrogé organisateurs, organisatrices et clients pour en savoir plus.

Photo de la Discoquette, le 28 juillet 2022
Photo de la Discoquette, le 28 juillet 2022 - Anthony Retournard

À l’heure où la culture LGBTI+ s’est de plus en plus diluée dans la culture populaire, et ce même en France, les craintes de la communauté s’élèvent.

« Drag Race France » crée le phénomène, France 2 révolutionne le petit écran avec son personnage principal lesbien dans Dix Pour Cent, des garçons dansent en talons en prime-time sur TF1 dans la « Star Academy », et Bilal Hassani nous représente à l’Eurovision et remporte même « Danse avec les stars ». Si les représentations LGBTI+ se mettent à pleuvoir, l’aspect vertueux de ce changement est bien vite rattrapé par l’arrière-goût amer de la mainstreamisation.

Le sujet était déjà au centre des discussions il y a plusieurs mois, lorsque la youtubeuse Gaëlle Garcia Diaz publiait une vidéo spéciale Drag Show sur sa chaîne. Des youtubeurs hétéros comme McFly et Carlito s’essayaient alors à l’art du drag. Vue globalement comme une vidéo bienveillante et inoffensive, quelques uns s’interrogeaient tout de même sur les possibles conséquences de cette popularisation de la culture queer auprès du public cishétéro.

Le risque pointé est la dépolitisation des modes d’expression de la communauté LGBT par leur ré-appropriation. «  C’est donc à ce niveau-là que la question de la récupération doit être prise au sérieux. Car ce qui se joue pour une partie de la communauté LGBT, c’est la perte d’un espace/d’un art qui fait partie de son existence », écrivait l’auteur Sofian Aïssaoui sur Twitter au moment de la polémique.

Dès lors, une autre question se pose : qu’advient-il des lieux de fête et de socialisation, si importants pour la communauté, si eux aussi sont assaillis par les cishétéros ? Komitid a enquêté.

Les soirées queer, un besoin vital et politique

Qu’elles soient estampillées des labels « gay », « lesbienne », « trans », ou qu’elles visent plus largement la communauté LGBTQ+ dans son ensemble, les soirées queers représentent un lieu unique d’échange.

Pour les 20-25 ans d’abord, qui, au sortir d’une adolescence bien souvent solitaire, est avide de découvrir une vie nocturne entourée de ses adelphes.  «  Je trouve que c’est hyper important d’avoir des bulles d’air comme ça, où on peut se retrouver entre personnes queers quand on se sent oppressé et qu’on n’a pas la force d’ affronter nos oppresseurs », nous explique Andrei Olariu, organisateur de deux soirées LGBTQ+ connues de la scène parisienne, la Jeudi OK et la Lolita. 

Jean-Rémi, co-organisateur de la Powerpouf, une soirée queer née en 2016, a eu en quelques années l’opportunité de voir les bienfaits que ces rassemblements avaient sur leurs publics : « Ce qui ressort souvent avec notre public, quand il vient nous parler de la soirée, c’est que c’est la première fois qu’ils et elles se sentent bien en club, qu’ils et elles ne se sentent pas jugé·es. C’est pour ça que c’est super important : je connais des personnes queers qui n’existent en tant qu’elles-mêmes que la nuit dans les clubs ».

Interrogé par Komitid sur son expérience personnelle de client récurrent de ces soirées, Adrien parle de «  découvertes complètement bénéfiques ». «  Aller pour la première fois dans ces soirées, c’était ne plus me soucier de mes gestes, s’ils étaient trop féminins ou non, et des regards autour de moi. Ça m’a libéré d’un poids le temps de quelques heures », nous confie t-il.

Claire, membre du collectif de la Mutinerie, un bar queer-féministe parisien, ajoute : « Ce sont aussi des endroits dans lesquels tu viens te ressourcer, dans lesquels tu viens trouver des personnes qui ont les mêmes références que toi, la même culture que toi, auprès de qui tu n’auras à pas justifier ton existence. Je pense par exemple aux personnes trans qui savent qu’à La Mutinerie, à priori on va leur foutre la paix et pas leur poser des questions sur leur genre, ni les utiliser comme kiosque d’information sur les transidentités ».

Parfois, ces lieux peuvent même avoir une fonction vitale pour les habitué·es, représentant le seul lien qu’ils ont avec une communauté plus large susceptible de leur venir en aide si besoin : « Vu que la Mutinerie est un collectif, des gens viennent parfois nous trouver pour des raisons toute autre, nous demander des conseils pour savoir vers quelle association se tourner quand on s’est fait jeter de chez soi et qu’on est en galère de logement ou qu’on commence une hormono-thérapie… Donc on prend un peu le rôle de centre LGBTI+ », ironise Claire.

Drag shows, karaokés, boîtes de nuit, concerts, sex-clubs : qu’elles soient militantes ou purement récréatives, les activités sont multiples. Ces établissements participent plus qu’aucun autre à créer des ponts entre les individus, qu’elles mettent en avant des artistes LGBTQ+ ou nous permettent juste d’échanger quelques mots hasardeux dans la fil d’attente des toilettes. « À la création de la Jeudi OK, il y avait vraiment dans la direction artistique une volonté de donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas », explique Andrei, qui fait venir plusieurs DJ à chacune de ses soirées. « J’y ai découvert des artistes géniaux et m’y suis fait des amis précieux que je n’aurais jamais connu sans, ma vision du monde a pris un virage à 360 ! », ajoute Adrien.

Hétéros et soirées queer, un mélange immiscible ?

Dans l’article « Visibilité des cultures LGBTI : de la pénombre au mainstream », la rédaction de Friction Magazine établit notamment les changements qui s’opèrent dans les comportements des personnes queers lorsque des hétéros investissent les lieux communautaires : « J’ai remarqué qu’au-delà d’un certain taux d’hétéros, un changement se produit : les mecs dansent pas pareil, se choppent moins… Comme si, sans se le dire, on ne se comportait pas comme on aurait envie de se comporter par la seule présence du regard straight ». 

Le regard hétéro peut ainsi mettre mal à l’aise par sa simple présence, rompant l’aspect « safe place » que les personnes queers viennent chercher.

Une réaction que Claire observe elle aussi : « Il y a un shift d’énergie assez évident quand il y a plus d’hétéros présents. Les gens se sentent moins à l’aise, en particulier quand on est socialisées meuf et qu’on est toujours un peu en vigilance ».

Une simple présence qui pose problème lorsqu’elle est accompagnée d’un cortège de gestes, discrets ou non, qui peuvent mettre mal à l’aise : « Les regards surpris ou interrogateurs sur nos tenues ou nos apparences non-conformes, les rires camouflés…. Ça paraît peu dit comme ça mais en tant que personnes queers, sentir ne serait-ce qu’un léger jugement sur notre façon de danser, de nous habiller ou de nous comporter suffit à faire remonter des souvenirs et des sensations vraiment désagréables, surtout quand on pense être dans un lieu safe », explique Adrien.

« Je vois bien quand il y a des mecs hétéros qui se plantent en plein milieu du dancefloor sans danser, pour juste regarder la foule un peu comme s’ils étaient au zoo », ajoute Jean-Rémi.

Située dans la rue Saint-Martin, entre Châtelet et le Centre Pompidou, La Mutinerie propose toutes sortes d’activités allant des cours de self-défense à des concerts ou des ateliers d’écritures. L’établissement a été créé il y a 10 ans «  dans les vapeurs d’alcool ». Lorsque le bar lesbien qui le précédait, l’Unity Bar, s’apprêtait à fermer. Dix années durant lesquelles Claire et ses collègues ont souvent été confrontées à un public hétéro : « En fait assez rapidement on s’est rendu compte que si on n’opérait pas un filtrage, il y avait beaucoup de personnes hétéros qui étaient à l’intérieur, et notamment des mecs cis hétéros, ce qui faisait un peu fuir la clientèle queer habituelle, ce qui est normal ».

Bien sûr, les problèmes restent rares, et la cohabitation se fait le plus souvent de manière tout à fait harmonieuse : « De manière générale il n’y a aucun souci avec les hétéros qui viennent, surtout avec les filles. Moi-même j’ai des amis hétéros et j’ai envie qu’ils puissent venir à mes soirées, mais on ne peut pas nier le rapport de force », explique Jean-Rémi.

Pourquoi cet attrait ?

S’il n’y a évidemment pas de chiffres exacts rendant compte de cette arrivée grandissante des hétéros dans nos fêtes, les organisateur.rices de soirées se basent surtout sur les retours de leur clientèle : « J’ai déjà eu des habitués de la Powerpouf qui venaient me voir en disant que des hétéros venaient au fumoir pour poser plein de questions, dire que c’était leur première soirée LGBT…. Ça relevait un peu de l’exotisation et c’est jamais agréable, on est pas là pour ça », affirme Jean-Rémi.

Alors pourquoi ces modes de vies, autrefois si marginaux et méprisés, attirent de plus en plus de personnes hétéros ? Les soirées LGBTI seraient-elles simplement meilleures ou d’autres facteurs rentreraient-ils en considération ?

Pour ce qui est des filles hétéros, généralement les bienvenues dans les soirées queer, la réponse semble évidente : « Je comprends pourquoi les meufs cis hétéros viennent de plus en plus dans des lieux queer. La question du respect du consentement y est très différente, le fait de pouvoir sortir en club en se disant que tu vas pas être collé par un mec hyper relou toute la soirée, qui va pas comprendre quand tu lui dis que t’es pas intéressée, ça change beaucoup… », selon Claire.

Avant de créer la Jeudi OK et la Lolita, Andrei a eu le temps d’expérimenter des évènements dits hétéros qu’il « ne comprenait pas », ainsi qu’une manière de « faire la fête relativement différente de la nôtre » : « J’ai l’impression que quand les hétéros vont en soirée, leur objectif numéro 1 ça va être de pécho pour ne pas repartir seuls. Que ce soit les filles ou les mecs, d’ailleurs. Et nous, les personnes LGBTI, même si on n’a aucun problème avec le fait de pécho (rires), on y va surtout pour s’éclater et se libérer. Chacun vit sa meilleure vie, les gens sont bienveillants et ouverts aux autres, il y a une good vibe générale ». Un sentiment qu’il ne retrouve pas dans les soirées hétéros, où règnerait une loi de la séduction et de l’argent : « Dans nos soirées, le fait de payer plus cher pour accéder à un club VIP se fait beaucoup moins, on est tous égaux ».

« C’est vrai que la plupart des personnes LGBT qui vont en soirée hétéro te disent qu’elles ne savent pas ce qu’elles ont foutu là. Alors que, globalement, les hétéros qui viennent en soirée LGBT te disent qu’ils ont passé des soirées de ouf. Il y a beaucoup plus de porosité de notre côté que du leur », ajoute Andrei.

Ainsi, l’arrivée des hétéros dans les soirées queers serait-elle être une étape inévitable pour les clubs et établissements LGBTQI+ en plein succès ? Jean-Rémi de la Powerpouf en est conscient : « Le clubbing c’est un truc qui est censé fédérer tout le monde. On est là pour profiter d’un genre musical, d’un type d’ambiance, pour faire la fête tous ensemble. Donc forcément si la soirée a du succès et que le bouche-à-oreille fonctionne, les habitués vont faire venir leurs amis pas forcément queers, qui feront eux-aussi venir leurs amis après et ainsi de suite… L’important c’est de ne pas perdre l’idée de base, que ce soit dans la communication ou dans notre esprit ».

« Eduquer les gens »

À chaque problème sa solution. Selon Andrei, tout passe par l’éducation de la clientèle : « On est vraiment des défenseurs de l’idée que pour préserver un lieu plus sûr, il vaut mieux éduquer les gens à une espèce de cohabitation. On leur explique qu’il y a des règles, des codes qui peuvent nous être spécifiques, qui vont peut-être les perturber, et que s’ils ne sont pas d’accord il n’y a pas de problème : la porte, elle est là-bas ».

En mai dernier, l’équipe de la Powerpouf souhaitait sur Twitter mettre les choses au clair en rappelant qu’elle « est et restera une soirée queer  » : « Si tu viens faire la fête avec nous, tu t’engages à respecter nos valeurs et nos identités ».

Dans ce même post, la Powerpouf annonce l’emploi d’une physionomiste à l’entrée du club «  pour s’assurer que les personnes franchissant les portes comprennent notre idée de la fête ». Une technique de plus en plus utilisée où il s’agit, en plus de refouler les individus trop éméchés, de s’assurer que chacun sait où il met les pieds.

Même chose à La Mutinerie, dont l’une des huit membres du collectif est toujours positionnée à l’entrée pour expliquer les enjeux du lieu : « En général quand il s’agit de personnes cis hétéro, rien que le fait d’entendre le terme de non-mixité, et l’acronyme LGBT ça les fait tilter, ça les fait rire, et on les repère facilement. C’est vraiment pas du tout un système qui est infaillible mais ça permet quand même de faire un bon filtrage. Et quand on doit malheureusement recaler des gens, on essaye quand même de leur expliquer pourquoi, on leur dit que le lieu n’est pas très grand et qu’il n’y a pas beaucoup d’espaces dans lesquels les queers peuvent faire la fête en toute tranquillité », nous explique Claire.

Effets pervers

Un procédé qui a ses avantages, mais aussi des effets pervers. «  Il y a peu de choses qu’un mec cis hétéro aime plus que débattre », blague Claire qui, aux devants de La Mutinerie, observe souvent des réactions violentes lors du filtrage : « Dans le collectif il n’y a pas une seule d’entre nous qui ne s’est pas déjà pris un pain. Ça les rend fou qu’une meuf, ou une personne qu’ils identifient comme efféminée, leur dise qu’il y a un endroit dans Paris dans lequel ils n’ont pas le droit d’aller ».

Une méthode à risque donc, qui peut aussi se retourner contre les clients queers eux-mêmes, comme nous le confie Jean-Rémi : « Quand on a annoncé l’arrivée d’une physio, on a eu plusieurs commentaires de personnes queers racisées qui nous faisaient part de leurs craintes car le filtrage se faisait souvent à leur détriment. J’ai appris ensuite qu’il était déjà arrivé que le vigile de la Powerpouf refuse ou du moins émette des doutes quant à des personnes queers à l’entrée, surtout quand celles-ci sont racisées. Il y a donc ce biais qu’on cherche vraiment à éviter ».

Si le phénomène est encore récent et que les interrogations qu’il soulève le sont toutes autant, c’est une problématique que les organisateur·trices de soirées vont devoir apprendre à gérer, afin de garantir aux personnes queers des endroits à eux sans pour autant en exclure toute personne cis-hétéros.

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