Interview long format de Rozenn Le Carboulec, autrice du passionnant essai « Les Humilié·es »

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« Les Humilié·es » analyse, dix ans après, la période 2012-2013 qui a abouti, non sans mal, à l'adoption de la loi ouvrant le mariage et l'adoption aux couples de même sexe. On en parle avec l'autrice, la journaliste lesbienne Rozenn Le Carboulec, qui nous a accordé une interview sur son passionnant essai.

Rozenn Le Carboulec, autrice de « Les Humilié·es », aux éditions Equateurs
Rozenn Le Carboulec, autrice de « Les Humilié·es », aux éditions Equateurs - Audrey Dufer

Avec Les Humilié·es, la journaliste Rozenn Le Carboulec, qui a été rédactrice en chef de têtu et travaille régulièrement pour Mediapart, analyse, dix ans après l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe, tous les épisodes d’une séquence qui a laissé des traces pas toujours agréables pour les personnes LGBTI+.

De la violence des propos de la Manif pour tous, aux actes des politiques (de tous bords), en passant par le rôle des médias et l’attitude des associations LGBTI+, Rozenn revient en longueur, avec l’appui de nombreux témoignages et analyses, sur cette période si particulière du combat pour l’égalité et la visibilité des personnes LGBTI+. En ne manquant pas de souligner que plus récemment, en ce qui concerne les personnes trans ou le débat autour de l’ouverture de la PMA, les leçons n’ont pas été retenues et que bien souvent nos vies servent un agenda politique et peuvent être instrumentalisées.

Cet essai passionnant, on en parle avec Rozenn Le Carboulec, qui a bien voulu répondre à nos questions.

 

Komitid : Qu’est-ce qui a déclenché l’envie d’écrire cet essai ?

Rozenn Le Carboulec : Je dirais que c’est avant tout la crainte que les mêmes récits s’accaparent l’espace médiatique 10 ans après. Que les mêmes scènes d’invisibilisation et de violente humiliation se rejouent sans cesse, aux dépens des personnes concernées. Que certain·es réécrivent l’histoire pour en faire une grande “victoire”. Et ça n’a pas loupé, quand on voit le récit qu’en fait François Hollande aujourd’hui. Je pense que j’ai été animée par l’urgente nécessité de faire entendre une autre version de cet anniversaire, dont on sous-estime les impacts, encore aujourd’hui.

Sur la forme, cela te paraissait important d’utiliser l’écriture inclusive dans le titre ?

Oui, même si cela posait bien entendu des questions de lisibilité et que cela a été le fruit de discussions avec mon éditrice, Lize Veyrard. Ce titre se devait de refléter la réalité de cette humiliation tout en ne prêtant pas à confusion sur son intention, et en restant suffisamment ouvert pour interpeller et poser question. Et la réalité, c’est que les personnes humiliées par ces mois de violents débats sont les personnes LGBTQI+, et en particulier les femmes bies et lesbiennes, cisgenres et trans, qui ont été sacrifiées, en même temps que la PMA, pour permettre au “mariage pour tous” d’être légalisé.

Pourquoi selon toi Emmanuel Macron a-t-il utilisé ce mot d’« humiliés » pour parler des opposants à la réforme ?

Je pense qu’il n’est nul besoin d’être un·e fin·e analyste politique pour voir dans ces propos un pur opportunisme et une stratégie politique datée. Il les tient dans une interview à l’Obs en février 2017, soit juste avant le premier tour de l’élection présidentielle, qui l’oppose notamment à Marine Le Pen et à François Fillon, qui s’étaient tous les deux opposés au “mariage pour tous”, le second étant par ailleurs soutenu cette année-là par Sens Commun, groupe conservateur émanant de “La Manif pour tous” (LMPT). Il s’agissait pour Emmanuel Macron d’appâter les électeurs conservateurs. Dans le même passage de cette interview, il loue d’ailleurs Philippe de Villiers et Eric Zemmour, avec qui il affirme être en “désaccord”, mais qui sont “des gens avec qui [il] parle”.

« Il faut également reconnaître un certain talent aux responsables de LMPT, qui ont réussi à “queeriser” un mouvement conservateur »

Qu’est-ce qui selon toi a fait le succès de LMPT ?

Le succès de LMPT peut s’expliquer par une convergence de plusieurs paramètres, qui ont permis à un tel mouvement de voir le jour et de prendre de l’ampleur. Il s’inscrit à un moment où le catholicisme français est en perte de vitesse et subit une sorte de déclassement politique et social, où l’UMP d’alors a besoin de fédérer ses troupes autour de combats nouveaux, où les paniques morales autour de la prétendue “théorie du genre” sont de plus en plus relayées en France et sont légitimées dans l’espace public par les politiques et les médias. Ces derniers ont bien sûr eu un rôle crucial. Alors que les chaînes d’information en continu fleurissaient, LMPT – et en premier lieu sa représentante, Frigide Barjot – incarnait l’objet médiatique parfait, aux dépens des personnes LGBT, qui ont été totalement invisibilisées. Il faut également reconnaître un certain talent aux responsables de LMPT, qui étaient d’excellents communicants et ont réussi à “queeriser” un mouvement conservateur, en gommant au maximum leurs identités bourgeoises, blanches et catholiques, et en s’inspirant des codes des Marches des fiertés. C’est ce que le sociologue Eric Fassin nomme, non sans ironie, “l’homophobie travestie”. Enfin, on avait en France une conjoncture politique favorable au développement de ce type d’opposition. François Hollande venant d’être élu, et alors qu’on n’avait pas eu de président de gauche depuis près de 20 ans, LMPT apparaissait également comme un mouvement d’opposition opportun, majoritairement de droite, contre la gauche désormais au pouvoir. Et c’est notamment pour cette raison qu’il a fédéré autant de politiques, allant de la droite à l’extrême droite.

En quoi la bataille autour du Pacs, 15 ans avant le mariage, est-elle révélatrice de ce qui va se passer ensuite ?

Elle l’est car il se joue, au moment du Pacs, la même opposition à l’égalité des droits de la part de l’Eglise catholique, avec le même argumentaire séculier, craignant la “banalisation” de l’homosexualité, une “rupture anthropologique”, ou encore la fin de la “différence des sexes”. La bataille contre le Pacs sert en fait de prémices aux mouvements conservateurs dans l’attaque des droits des minorités. C’est à la faveur de ces violents débats, dans les années 1990, que naît un véritable “combat moral” de l’Eglise catholique, et en premier lieu des évêques, contre les personnes LGBT, et ce à travers une rhétorique désignant le “genre” comme une menace civilisationnelle. C’est ainsi que le Vatican a créé de toutes pièces une prétendue “théorie du genre”, qui sert depuis de fourre-tout idéologique aux conservateurs.
On a également observé, à ce moment-là, la même opposition de la droite traditionaliste, avec des débats extrêmement violents au Parlement – on se souvient de la Bible brandie par Christine Boutin dans l’hémicycle. On constate, enfin, les mêmes réticences des politiques de gauche à reconnaître les unions homosexuelles, puisqu’il aura fallu près de 10 années de projets législatifs infructueux pour que le Pacs aboutisse finalement en 1999.

Parmi les défenseur·euses de la loi, en 2012-2013, les figures d’Erwan Binet et de Dominique Bertinotti ont été depuis presque oubliées. Comment l’expliques-tu ?

Par sa verve, son charisme et son éloquence, Christiane Taubira a éclipsé un bon nombre d’acteur·ices de premier plan du “mariage pour tous”. Mais il est important de rendre également justice au travail de fond de personnalités plus discrètes, telles qu’Erwan Binet et Dominique Bertinotti, en veillant toutefois à ce que les politiques n’invisibilisent pas les militant·es et les associations, à qui l’on doit chaque avancée des droits. Tous les deux ont poussé pour que la “PMA pour toutes” soit intégrée dans ce projet, puis dans la “loi Famille”. En vain, puisque cette dernière n’a jamais vu le jour. La mise en avant de Christiane Taubira relevait donc je pense également d’un choix politique de François Hollande, la garde des Sceaux semblant être à ce moment-là sur la même ligne politique que lui concernant la PMA. Dominique Bertinotti était par ailleurs davantage au fait des questions LGBT, de part son expérience passée à la mairie du IVe arrondissement de Paris. Mais elle est également restée dans l’ombre par contrainte et nécessité, car il faut rappeler qu’elle se battait, dans le même temps, contre un cancer du sein. Elle a d’autant plus de mérite d’avoir tenu bon jusqu’au vote de la loi.

Penses-tu que l’invisibilisation des femmes lesbiennes, que tu analyses longuement dans ton livre, a joué dans l’abandon de la PMA ?

Bien sûr. Je pense qu’elle y a largement participé et qu’on porte tous et toutes une responsabilité dans cette invisibilisation. Les médias d’abord, qui sollicitaient majoritairement des hommes lorsqu’il s’agissait de parler du mariage, d’ailleurs appelé au début “mariage gay”. Les associations LGBT également, qui ont, comme tout le monde, totalement sous-estimé la force, l’ampleur et la capacité d’organisation de l’opposition, et ont, face à LMPT, quelque part fait le choix de sacrifier la revendication de la PMA pour obtenir le mariage et l’adoption. Il n’y a en tout cas pas eu de discours suffisamment fort face au gouvernement socialiste et à LMPT, et une invisibilisation des lesbiennes dans les associations elles-mêmes, qui a conduit à un manque de stratégie politique, voire à un alignement sur la ligne du PS, au détriment des femmes.

« Le PS a loupé l’occasion de mener une vraie politique familiale progressiste, de gauche »

Rétrospectivement, comment juges-tu l’attitude de la gauche à l’époque ?

Le PS a loupé l’occasion de mener une vraie politique familiale progressiste, de gauche. En ouvrant la porte à un débat interminable sur les couples et familles LGBT, en votant le “mariage pour tous” à reculons et avec tiédeur, en laissant LMPT occuper le terrain, en cherchant à tout prix un “consensus mou” impossible (pour reprendre les mots de Dominique Bertinotti), en accordant beaucoup trop d’importance aux opposants, en ne tenant pas de discours ferme et engagé pour venir en aide aux personnes LGBT qui étaient victimes ces mois-là d’un déferlement de haine d’une violence inouïe, la gauche a renforcé LMPT et n’a pas été à la hauteur des enjeux du moment.

Tu as demandé une interview à Christiane Taubira qui n’a jamais donné suite. Qu’est-ce que tu en penses ?

Je le regrette bien entendu, car j’aurais beaucoup aimé recueillir son ressenti 10 ans après et son analyse politique de cette séquence historique. Lui rendre hommage aussi, elle qui a subi tant de racisme à l’époque et était en premier plan. Mais rétrospectivement, je trouve également bien que cela ait pu nous permettre, à moi et d’autres journalistes, de mettre en avant le travail et le rôle indispensables de Dominique Bertinotti dans le vote de cette loi, d’autant qu’elle était l’une des rares à défendre la PMA.

 

« Les mécanismes médiatiques à l’œuvre en 2013 contre les personnes homosexuelles sont exactement les mêmes que ceux mobilisés aujourd’hui contre les personnes trans »

Les médias, notamment les chaînes d’info, ont-ils tiré les leçons de cet épisode où ils ont aussi contribué à la diffusion de propos homophobes ?

Le traitement médiatique des questions LGBT a évolué. Les personnes concernées sont davantage sollicitées, et sont mises en avant de manière plus respectueuse, avec des termes plus appropriés. La couverture médiatique actuelle des 10 ans du mariage pour tous l’illustre, puisqu’aujourd’hui les titres de presse, les chaînes de télévision et les radios sont assez unanimes dans la mise en lumière de la violence des débats de l’époque pour les personnes concernées. Cela relève malheureusement, bien souvent, de volontés individuelles de quelques journalistes, souvent concerné·es, et non d’une réelle politique éditoriale des directions de médias. On observe par ailleurs aujourd’hui que les mécanismes médiatiques à l’œuvre en 2013 contre les personnes homosexuelles sont exactement les mêmes que ceux mobilisés aujourd’hui contre les personnes trans. Même invisibilisation des personnes concernées, même traitement binaire de l’actualité, même usage des tribunes pour faire entendre tous les points de vue, peu importe la légitimité des gens à s’exprimer et la teneur transphobe de leurs discours. Même paresse intellectuelle et méconnaissance des sujets. Même obsession des médias de droite, tel que Le Figaro, pour les questions de genre – ce dernier étant l’un des principaux médias à parler des questions trans aujourd’hui, tout comme il était l’un de ceux qui parlaient le plus du “mariage pour tous” à l’époque. En conséquence, ce sont les médias conservateurs qui donnent le ton et rythment les débats, en donnant l’impression que la question des mineurs trans, pour donner un exemple actuel, relève d’une urgence sanitaire primordiale, alors qu’il ne s’agit que de l’avatar d’une panique morale qui se rejoue sans cesse.

Les discours contre les personnes trans relèvent donc de la même recherche de boucs émissaires ?

Les discours transphobes actuels relèvent des mêmes stratégies politiques, sociétales et médiatiques. Ils s’inscrivent dans la parfaite continuité de l’opposition au Pacs, puis “au mariage pour tous”, et à la “PMA pour toutes”. On retrouve d’ailleurs, dans les personnes à l’initiative de paniques morales sur les mineurs trans aujourd’hui, certains protagonistes qui étaient déjà mobilisés contre les unions des couples de même sexe et l’homoparentalité à l’époque, et ont pris part aux “Manifs pour tous”. Les minorités sexuelles et de genre, et les femmes dans leur ensemble, sont des boucs-émissaires interchangeables, ciblés par les mouvements réactionnaires et les forces d’extrême-droite à des fins électorales. Ces paniques morales sur les personnes trans aujourd’hui sont les avatars de la prétendue “théorie du genre”, encore mobilisée actuellement, à travers les combats anti-genre qui changent de nom au fil des années. Ils prennent désormais forme sous cet autre “signifiant vide”, pour reprendre l’expression du sociologue belge David Paternotte, qu’est le “wokisme”. Une expression qui, tout comme la “théorie du genre”, incarne un véritable gloubi-boulga capable de désigner tout et n’importe quoi.

 

De nombreux responsables politiques hostiles au mariage pour tous·tes à l’époque, je pense notamment à Gérald Darmanin ou Christophe Béchu, tous deux membres du gouvernement, ont fait leur mea culpa ces derniers jours. Qu’en penses-tu ?

Qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, mais qu’on peut affirmer avoir évolué et rester imbécile pour autant, si ce mea culpa n’est pas sincère. J’ai du mal à percevoir autre chose que de l’opportunisme politique dans ces déclarations, tenues 10 ans après, alors que le “mariage et l’adoption pour tous” sont largement acceptés par la population. Plus aucune personnalité n’a aujourd’hui un intérêt politique à persister dans la remise en cause de ces droits. Au fond, peu importe qu’ils soient sincères ou non : leurs déclarations sont simplement une illustration de plus de l’instrumentalisation des personnes LGBTQI+, et des minorités de manière générale, à des fins électorales. C’est donc simplement la preuve que nos droits sont une variable d’ajustement politique. Leurs prises de parole ont par ailleurs eu pour effet de monopoliser l’espace médiatique, invisibilisant une nouvelle fois les personnes concernées 10 ans après. Évitons donc de les relayer !

« Les Humilié·es », de Rozenn Le Carboulec, éditions Equateurs, 298 p., 21 euros.