Interview long format : Pauline Londeix et Jérôme Martin pour « Combien coûtent nos vies ? »

Publié le

Dans « Combien coûtent nos vies ? », leur enquête sur les politiques du médicament, Pauline Londeix et Jérôme Martin, réussissent à nous familiariser avec des problématiques qui peuvent sembler complexes et qui pourtant impactent nos vies. Interview.

Pauline Londeix (photo Clémence Demesnes) et Jérôme Martin (photo Pauline Londeix)

De la suite dans les idées, Pauline Londeix et Jérôme Martin n’en manquent pas. Leur expérience militante à Act Up-Paris leur a appris à se documenter, à ne pas se contenter des idées reçues, à toujours questionner les politiques sur leur responsabilité. En 2019, Pauline et Jérôme ont confondé l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds), à travers duquel ils interviennent régulièrement dans les médias.

Dans Combien coûtent nos vies ? (emprunt à un slogan actupien, éditions 10/18), leur enquête sur les politiques du médicament, Pauline et Jérôme réussissent, en moins de 100 pages, à nous familiariser avec des problématiques (la recherche, les brevets, les prix) qui peuvent sembler complexes et qui pourtant impactent fortement nos vies. Leur obsession à faire œuvre de clarté et de pédagogie (Jérôme est enseignant) s’accompagne aussi du souci de montrer que des solutions (finalement relativement simples) existent. Mais elles nécessitent du courage politique, de la ténacité et de la détermination, face à une industrie pharmaceutique encore toute puissante et qui dicte sa volonté à des gouvernements frileux.

Alors que le monde doit progresser encore dans la lutte contre les maladies émergentes (Covid, variole du singe, etc.) mais aussi répondre aux défis que constituent le grand âge ou encore la résistance aux antibiotiques, leur essai est un appel à l’action. Interview.

Komitid : Votre livre insiste sur la nécessité de transformer un modèle qui ne permet pas de répondre correctement aux risques de maladies émergentes. L’actualité (Covid, variole du singe, etc.) semble vous donner raison…

Jérôme Martin : D’un côté, on dispose d’outils sans doute améliorables, mais efficaces, pour définir les besoins en santé présents et à venir. Mais de l’autre, notre modèle de recherche ne permet pas de répondre à toutes. Cela ne concerne pas que le risque infectieux : songeons par exemple à l’endométriose. Les maladies non transmissibles augmentent du fait de la dégradation de notre environnement et de nos modes de vies : le diabète, les cancers, les maladies cardio-vasculaires.

On assiste de plus, comme vous le dites, à l’émergence de risques infectieux, causés par les atteintes environnementales, la déforestation massive, la perte en biodiversité. Mais il faut aussi penser aux maladies existantes, qui font l’objet de peu de recherches pour obtenir vaccins ou médicaments, comme le virus du Nil occidental ou la dengue. La variole du singe en est un bon exemple : elle frappe depuis des décennies le continent africain, mais la recherche pharmaceutique ne commence à s’y intéresser de façon conséquente que lorsqu’elle touche les pays riches, donc quand elle commence à devenir intéressante financièrement. Résultat : nous affrontons la variole du singe avec des outils prévus pour la variole humaine. 

« Les objectifs de profits, de plus en plus à court terme, ne permettent pas une recherche pharmaceutique répondant aux besoins en santé de tout le monde »

De nombreux besoins en santé ne font donc pas l’objet des recherches nécessaires car le modèle de recherche est financiarisé. Les objectifs de profits, de plus en plus à court terme, ne permettent pas une recherche pharmaceutique répondant aux besoins en santé de tout le monde. Un exemple frappant en est les résistances aux antibiotiques, une des pires menaces pour l’humanité selon l’OMS, causées notamment par l’usage intensif de ces médicaments. En mai dernier, à un colloque de Sciences-Po sur le secteur pharmaceutique auquel Pauline participait, une représentante de l’OCDE, approuvée par un porte-parole de l’industrie, pointait la contradiction : comment des groupes privés seraient-ils motivés à découvrir de nouveaux antibiotiques, pourtant indispensables, si l’objectif ensuite est d’en faire un usage raisonnable, parcimonieux, pour éviter d’autres résistances ? 

 

Ce qui est excitant avec ce livre, c’est que vous montrez que des combats peuvent être engagés et gagnés. Je pense en particulier à l’attitude de Sanofi et ses brevets « abusifs » sur une combinaison contre la tuberculose que vous décrivez. Pourquoi cette bataille sur les brevets est-elle si importante ?

Pauline Londeix : Quand on observe la communication d’instituts de recherche, on se rend compte qu’elles mettent souvent en avant le nombre de brevets déposés, comme s’il s’agissait là d’un gage d’innovation. La réalité est tout autre. Le système des brevets n’est déjà pas homogène à travers le monde, ensuite, les lois et les pratiquent divergent énormément. Les accords internationaux sur la propriété intellectuelle définissent un cadre, mais les pays ont une latitude relativement importante pour le mettre en œuvre. Ainsi, certains pays définissent de façon plus précise que d’autres l’objet brevetable et les exceptions à la brevetabilité. Tout cela peut paraitre complexe, mais c’est en réalité très simple : quels sont les critères pour évaluer si une demande de brevet remplit « l’étape inventive », c’est-à-dire s’il s’agit d’une réelle avancée par rapport à l’état de l’art (« state of the art »). Il ne faut pas que la demande repose sur quelque chose d’évident pour une personne du domaine technologique concerné par rapport à l’état de l’art existant, il ne faut pas non plus que cela ait été publié avant. Certains pays, excluent par ailleurs de la brevetabilité certaines demandes portant sur des formulations vaguement améliorées par rapport à l’existant. Par exemple, vous changez le dosage de votre aspirine et vous déposez une demande de brevet là-dessus. Le problème c’est que certains bureaux des brevets n’examinent pas le fond de la demande et les octroient de façon automatique. Cela se pose de la même façon, si vous l’utilisez en combinaison avec un autre médicament. Dans certains pays, il est possible d’obtenir un monopole de vingt ans supplémentaires sur une combinaison, c’est exactement ce qu’a fait Sanofi, dans l’exemple que vous mentionnez sur la tuberculose, sur deux vieilles molécules que ce laboratoire n’a pourtant pas découvertes. Il a fallu que Treatment Action Group notamment publie une analyse pharmacologique des demandes des brevets et interpelle Sanofi aux côtés d’OTMeds, pour que Sanofi retire ses 110 demandes de brevets et brevets déjà délivrés, dans des pays comme la Chine et l’Afrique du Sud, qui n’examinent pas le bien fondé des demandes au regard de leur loi. Ce sujet est complexe, et nous essayons d’en parler de façon la plus claire, simple mais aussi précise possible. C’est tout l’objectif de notre livre : que le lecteur puisse se faire son idée lui-même, c’est lui le protagoniste du livre, et c’est à lui de comprendre en le lisant, là et comment où il peut agir. Sur la propriété intellectuelle notamment, les industriels ont créé un écran de fumée pour priver les citoyens et les décideurs d’une réelle compréhension de ces enjeux. 

Vous êtes d’ailleurs favorable à l’exclusion de la brevetabilité des produits pharmaceutiques. Qu’est-ce que cela changerait concrètement ?

Pauline Londeix : Il est bien évident que les médicaments et produits de santé ne sont pas des biens de consommation comme les autres. Lorsqu’une voiture que vous voulez acheter est trop chère, vous pouvez chercher un autre vendeur ou aller chez un autre concessionnaire. Vous pouvez aussi différer son achat ou avoir recours à d’autres moyens de transports. Pour les médicaments et produits de santé, si vous n’avez pas accès à eux alors que vous en avez besoin, vous mourez. Ou alors, vous devez sacrifier vos revenus pour survivre. C’est le cas de millions de personnes dans les pays du Sud. En France, on le sent différemment mais le chantage est similaire. Si un médicament est très cher mais  vital pour une population, les autorités sanitaires finiront pas accepter le prix de la firme pharmaceutique, aux dépens des dépenses de l’Assurance maladie, de services hospitaliers, etc. Pour toutes ces raisons, le système n’est plus tenable. Les brevets ne sont pas synonymes d’innovation dans un système où une firme peut breveter la combinaison de deux molécules découvertes par d’autres en 1952 et 1988. Et des besoins en recherche biomédicale de populations entières n’intéressent pas les firmes. Il faut donc repenser le système. Et nous ne sommes pas les seuls à le dire, c’est la conclusion du groupe d’experts sur le COVID-19 pour The Lancet.

Jérôme Martin : Il existe une Organisation mondiale de la santé, mais le cadre mondial de l’accès aux médicaments dépend de l’Organisation mondiale du commerce !  En octobre 2020, l’Afrique du sud et l’Inde, vite soutenues par une centaine de pays, ont déposé une demande pour activer une disposition prévue dans le texte fondateur de l’OMC, la suspension des barrières de propriété intellectuelle sur toutes les technologies contre le COVID-19, qu’on a appelée « levée des brevets ». Une poignée de pays riches, dont ceux de l’Union européenne, ont pu bloquer pendant 18 mois les discussions autour de cette mesure, et ont fini par la vider de sa substance. Si face à une pandémie qui tue des millions de personnes, qui bloque nos vies et nos activités, qui compromet l’économie partout dans le monde, l’OMC n’arrive pas à appliquer une disposition qu’elle a elle-même prévue, c’est une preuve supplémentaire qu’il faut changer de système. 

Selon vous, la recherche publique doit être plus fortement financée. Qu’est-ce que cela peut-il changer ?

Jérôme Martin : L’opacité du secteur empêche de chiffrer précisément des montants, mais on peut déjà dire que de l’argent public est massivement investi dans la recherche pharmaceutique. Mais il l’est par diverses aides au secteur « privé », sans que ne soient émises de vraies conditionnalités à ces aides (par exemple sur des prix raisonnables, ou un accès universel du produit financé). Nous payons nos médicaments plusieurs fois : par la recherche publique dont les acquis servent ensuite aux industriels, par le crédit impôt recherche et autres aides aux entreprises, par le soutien aux start up, qui sont un maillon essentiel de cette recherche financiarisée, par le remboursement des médicaments, mais aussi par la tolérance des États envers l’évasion fiscale, qui rapporte énormément aux firmes. Quand on parle de « recherche privée », on se dit que dans ce modèle, ce sont la gouvernance et les profits qui sont privés, l’investissement et le risque étant massivement assumés par le public.

Dès lors, il ne reste plus grand-chose à la recherche publique à proprement parler. Les diverses réformes des vingt dernières années ont par ailleurs imposé aux universités et à la recherche publique les logiques du privé, notamment d’objectifs évaluables à court terme. Or la recherche pharmaceutique, c’est du temps long, des erreurs dont on devrait avoir le temps de tirer profit, par exemple en les rendant publics pour permettre d’en discuter collectivement. Nous avons donc besoin d’un financement plus soutenu de la recherche publique, et d’une meilleure prise en compte des logiques propres à une recherche tournées vers les besoins en santé de tous et toutes. 

« Nous voulons réinjecter du rationnel pour sortir d’une forme de dogmatisme et aboutir à de meilleures politiques publiques »

Ce qui revient sans cesse dans votre livre, ce sont le secret et l’opacité qui entourent le domaine du médicament. Comment y remédier ? Que demandez-vous aux politiques ?

Pauline Londeix : Nous voulons réinjecter du rationnel pour sortir d’une forme de dogmatisme et aboutir à de meilleures politiques publiques, où l’État ne paie pas cinq fois pour le développement et l’achat des mêmes produits de santé, alors que les profits, eux, ne bénéficient qu’aux actionnaires. 

Notre Observatoire est né suite à une résolution de l’OMS que nous avons fortement appuyée et à laquelle la France était initialement opposée. En 2019, les Etats membres ont reconnus les conséquences de l’opacité sur la chaine pharmaceutique : en termes d’accès dans les pays à bas et à moyens revenus (et à terme également dans des pays à hauts revenus) et en termes de poids sur les systèmes de santé. Suite à cette résolution, nous avons créé OTMeds, et nous avons élaboré une check-list de la transparence, regroupant une série d’informations qui nous semblent essentielles pour informer les décisions des autorités sanitaires, en matière de fixation du prix des médicaments et également de politiques industrielles. Une partie de cette résolution a été mise en œuvre à travers des amendements portés des parlementaires dans le cadre des débats annuels sur le budget de la Sécurité sociale. Mais il reste un très long chemin pour la mise en œuvre de cette transparence essentielle pour réinjecter du rationnel dans les décisions politiques. Les industriels et certains États sont opposés à cette transparence, arguant des dépenses importantes en R&D par les multinationales. Celles-ci veulent qu’on les croit sur parole. 

Pauline Londeix et Jérôme Martin interviennent sur France Inter en février 2022

Pauline Londeix et Jérôme Martin interviennent sur France Inter en février 2022 – Clémence Demesnes

En quoi votre expérience à Act Up-Paris a-t-elle influencé votre travail ?

Pauline Londeix : En ce qui me concerne, Act Up-Paris a été l’expérience la plus forte et la plus riche de ma vie, en France, avec l’Observatoire. J’y ai appris à ne jamais renoncer, à l’importance de se battre toujours jusqu’au bout, et la stratégie, le lobby, les campagnes pour faire plier les décideurs. De faire toujours le lien entre les discours techniques et les politiques publiques, et de l’autre côté, le contrechamp quasi immédiat qui est l’impact sur le quotidien des personnes de ces politiques. En gros, un monopole sur l’insuline a pour conséquences des millions de personnes qui meurent faute d’accès à ce traitement vital.  

Jérôme Martin : « Combien coûtent nos vies ? », le titre de notre essai, est le mot d’ordre d’Act Up-Paris pour le 1er décembre 2005, journée mondiale de lutte contre le sida. Au-delà de cette citation, Act Up-Paris m’a appris la même exigence que pour Pauline, ainsi que la nécessité de faire des liens : le social, la politique, la recherche, le médical, l’économie, etc. Enfin, mes 15 ans à Act Up-Paris m’ont appris que les discours transformant les problèmes de santé en fatalité étaient mensongers.

Est-ce que la lutte contre le sida, et notamment les combats dans les pays du Sud, a représenté un tournant dans la prise de conscience ?

Pauline Londeix : Après mes années actupiennes, j’ai entamé une autre vie, principalement dans des pays du Sud, en Asie, au Maroc, au Brésil, où au même moment, nos collègues des pays du Sud et leurs gouvernements ont du mettre en place des stratégies concrètes pour que les populations aient accès à des médicaments. Être dans la contestation était nécessaire mais pas suffisant et il fallait trouver des solutions concrètes. Il fallait être pro-actifs dans la mise en œuvre des politiques industrielles. En quittant Act Up début 2012, je rêvais de mener des oppositions aux brevets en France, mais c’était encore loin des préoccupations des associations de santé de l’époque. Je me souviens de m’être retrouvée enfermée à Rio de Janeiro dans le petit appartement d’une collègue brésilienne experte des montages de dossiers d’oppositions, avec mon amie argentine Lorena qui voulait mener la même bataille en Argentine, en particulier sur des traitements contre le VIH. Nous avions passé plusieurs jours à ne parler que de cela jusqu’au petit matin, stratégie, brevets, pharmacologie… Et puis, j’ai rencontré des producteurs de génériques, en particulier en Afrique du Nord et en Asie, confrontés au problème d’accès à la matière première, des autorités sanitaires ayant peur des rétorsions économiques s’ils avaient recours aux génériques, des examinateurs des demandes de brevets très consciencieux… En parallèle en France, les débats avec les institutionnels, et autres organisations sur la propriété intellectuelle étaient extrêmement limités. On a aussi créé OTMeds et écrit ce livre pour tenter de résorber ce gap.  

Votre livre est un manifeste et un appel à l’engagement et à la ténacité. Qu’est-ce que les citoyen·nes  peuvent faire ? Comment agir ?

Pauline Londeix : Sur les politiques du médicament en particulier, on a l’impression qu’on veut noyer les citoyens dans des flots de technicité et de dogmatisme. Nous voulons dire aux personnes intéressées par ce sujet : les problématiques sont en réalité très simples. Comprendre les rouages de ce système doit vous permettre de vous poser les vraies et uniques questions qui comptent : comment nos États peuvent-ils garantir l’accès à la santé pour tous et toutes ? Comment garantir un accès aux médicaments sans risques de pénuries ? A travers ce livre, nous souhaitons que le lecteur se sente acteur, et que chacun se demande ce qu’à son niveau, iel peut faire, car nous avons tous un rôle à jouer, et l’erreur est d’intérioriser le fait qu’il faille tous être des experts très pointus pour comprendre le fonctionnement de ce système et se mobiliser pour en changer. 

« Combien coûtent nos vies ? », de Pauline Londeix et Jérôme Martin, éditions 10/18, 102 p., 6 euros.