Interview croisée d'Antoine Idier et de Pochep pour leur ouvrage : « Résistances queer, une histoire des cultures LGBTQI+ »

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Brasser en détails et avec humour plus d'un siècle et demain d'histoire LGBTQIA+, un défi relevé magistralement par les deux auteurs de « Résistances queer », Antoine Idier et Pochep, qui ont évoqué leur travail pour Komitid. Interview croisée.

Antoine Idier et Pochep, auteurs de « Résistances queer » aux éditions La Découverte Delcourt - Photo A. Idier par Arsène Marquis
Antoine Idier et Pochep, auteurs de « Résistances queer » aux éditions La Découverte Delcourt - Photo A. Idier par Arsène Marquis

Comment une rencontre sur une appli va-t-elle finalement mener deux garçons sur les nombreux chemins de l’histoire des luttes et de la culture LGBTQIA+ ? Tel est le point de départ de Résistances queer – une histoire des cultures LGBTQI+, la très réussie bande dessinée conçue par Antoine Idier et Pochep.

Le premier est maître de conférences en science politique et déjà auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire LGBT+, le second auteur reconnu de bande dessinée. Ce défi de raconter l’histoire de l’homosexualité depuis l’origine du mot jusqu’aux combats les plus actuels d’une communauté plurielle, Antoine Idier et Pochep le relèvent haut la main et on prend un plaisir immense à découvrir les grandes étapes au moyen de textes fournis mais aussi de dessins inventifs.

C’est à la fois très documenté et souvent très drôle, instructif, riche d’anecdotes et de rencontres avec notamment des figures littéraires et des activistes du passé… et du présent. Sans oublier les grands moments comme l’interruption de l’émission de Ménie Grégoire sur RTL consacrée à l’homosexualité par des féministes principalement, futures Gouines rouges, le « Stonewall français ».

Pour Komitid, les deux auteurs ont accepté de décrire leurs méthodes de travail et leurs choix de grandes figures de cette fresque encore en chantier.

 Komitid : Concrètement, comment avez-vous travaillé ? De concert, d’abord sur les textes, puis sur les planches dessinées ?

Antoine Idier : J’ai écrit le scénario, que Pochep a ensuite adapté, coupé, parfois amendé ou complété. Et le travail a été fait d’aller-retours entre nous, jusqu’aux planches imprimées… Des aller-retours pas si nombreux, il me semble : la discussion a été fluide, du fait d’une compréhension, d’une sensibilité partagée, d’une attention à ce que l’autre voulait exprimer.

Pochep : La première étape a d’abord été rédactionnelle et documentaire, et c’est Antoine qui a œuvré les premiers mois avant que je ne commence à m’emparer du sujet et travaille à la mise en forme de notre récit. Tout de même, lors de nos premières discussions, nous avons immédiatement posé le principe d’incarner cette histoire à travers quelques personnages récurrents qui permettraient d’accompagner le lecteur tout un long du récit et agir comme des repères structurants. Quand j’ai commencé à dessiner, nous avons instauré avec Antoine un jeu de ping-pong assez intense. Il est immédiatement apparu que dans l’espace qui nous était accordé (140 pages) nous ne pourrions pas tout conserver de ce qu’avait écrit Antoine et que nous allions faire des coupes, des choix. Pour ma part, je réfléchissais pour donner donner suffisamment d’espace à mon dessin face à ce texte dense, précis et très documenté. Nous avons travaillé en très bonne intelligence et j’ai également le bénéfice d’avoir appris tant de choses en réalisant cet album. C’est une histoire que je connaissais très mal.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans le choix des thématiques traitées ?

Pochep : Sans doute de proposer une équité et une égalité de représentation des différentes catégories de la sphère LGBTQI+ notamment sur la période XIXeme, début XXeme tant les lesbiennes ou les personnes intersexes étaient parfaitement invisibilisées à cette période. Ce que nous n’avons pas pu trouver dans les rapports de médecine ou de police, nous sommes allés le chercher dans la littérature par exemple.

Antoine Idier : Au-delà des contraintes du format, du fait qu’il n’était pas possible de tout dire, il n’y a pas eu de vraie difficulté pour moi, je crois ! Mais, évidemment, il y a des points que j’aurais aimé approfondir, par exemple la géographie urbaine, l’histoire et la localisation de différents lieux, etc. Ou pouvoir aussi sortir de Paris.

Antoine Idier : « Il s’agissait de donner à voir de multiples aspects de la culture LGBTQI+, au sens de pratiques sociales et culturelles de résistance »

Qu’est-ce qui a guidé vos choix des auteur.rices, des artistes et des autres personnalités présentes dans le livre ?

Antoine Idier : Du fait de la période couverte par le livre, il y avait un certain nombre de passages obligés, de thématiques et de personnalités qui s’imposaient d’elles-mêmes – par exemple l’apparition des termes « homosexuel » et « homosexualité », la répression pénale et judiciaire de l’homosexualité, la déportation pendant la seconde guerre mondiale, les années 1970, les mouvements trans… D’autres thématiques semblaient majeures : par exemple le rapport à la littérature et à la culture, la recherche de représentations et de semblables, d’où les pages sur Virginia Woolf, Jean Genet, Violette Leduc… Il y a des choix très subjectifs : ajouter tel ou tel point qui me semblait important, ou qui me semblait faire écho à des préoccupations contemporaines. Il s’agissait aussi de donner à voir de multiples aspects de la culture LGBTQI+, au sens de pratiques sociales et culturelles de résistance : dans le langage, par les attitudes, à travers des chansons, etc.

Pochep : Comme je disais plus haut, un souci d’égalité et d’équilibre dans les représentations. Sinon, Antoine a une bien plus large connaissance de cette histoire que moi et je me suis entièrement rangé à ses choix. Je n’ai fait que rajouter de temps en temps dans le paysage du dessin des personnalités ou des « refs » empruntant à une histoire plus immédiate (cinéma, séries, BD….)

Ce qui est assez jubilatoire dans ce livre, c’est que vous montrez une communauté aujourd’hui très diverse et plurielle et que vous semblez vous en réjouir quand d’autres sont plutôt dans le « c’était mieux avant »…

Antoine Idier : Merci ! Pour un sociologue, les tensions entre groupes sociaux, entre visions du monde, sont fondamentales, inéluctables et inéluctablement nécessaires. Il nous tenait à cœur de montrer que l’histoire des mouvements LGBTQI+ est traversée par des tensions et des désaccords, parfois profonds et violents, en même temps que se sont construites des alliances, tout aussi profondes. Ces frictions ont pu porter notamment sur des groupes ou des identités marginalisées, laissées de côté : par exemple, dans les années 1970, les lesbiennes ne trouvent leur place ni dans le mouvement féministe, ni dans le mouvement homosexuel. Il s’agit aussi de luttes (qui n’ont pas disparu !) pour savoir ce que serait l’homosexualité, ce qu’elle signifierait, la manière dont il faudrait la vivre : 40 ans plus tôt, entre Colette et Radclyffe Hall, dans les années 1930, ce sont deux incarnations de la subjectivité lesbienne qui se font face. C’est encore la relation de certains discours militants aux lieux commerciaux, comme l’incarne le sauna de la bande-dessinée…

Pochep : C’est une histoire qui est toujours en train de s’écrire. L’intérêt était aussi de montrer comment les choses et les réflexions ne cessent pas d’agiter ce milieu. Des générations se succèdent, s’assistent, s’associent ou s’opposent, formulent des idées, élaborent des modes de vie, bâtissent des actions.

A partir de quelles archives et de quels documents avez-vous travaillé, et en particulier pour la partie graphique ?

Pochep : Antoine saura mieux répondre à cette question, mais j’ai été très demandeur de documents tout au long du chantier de l’album pour nourrir nos pages. Et il nous semblait important de faire régulièrement et directement référence à des articles, des couvertures de livres, des affiches, des rapports de police, des bâtiments… pour rendre cette histoire plus vivante et concrète.

Antoine Idier : Après plusieurs livres sur l’histoire de l’homosexualité, dont un consacré aux archives LGBTQI+, et un commissariat d’exposition autour du fonds Chomarat à Lyon, j’avais du matériel sous la main ! Mais, par ailleurs, je me suis beaucoup appuyé sur les recherches menées par d’autres : le livre est aussi une synthèse de multiples travaux. Depuis la sortie, il est fréquent que des lecteurs et lectrices nous disent qu’ils ignoraient tel ou tel point sur l’histoire LGBTQI+. Ce qui peut s’expliquer par la faiblesse des lieux et des institutions prenant en charge la transmission de cette histoire et de ces recherches, parfois anciennes.

Pochep : « Le choix du titre n’a pas été simple et « queer » n’était pas dans les premières propositions »

Vous consacrez plusieurs pages aux questions liées à l’identité, aux termes utilisés et comment ils ont évolué. Avez-vous hésité avant de choisir le mot « queer » pour le titre ?

Pochep : Le choix du titre n’a pas été simple et « queer » n’était pas dans les premières propositions. J’avais au début une préférence pour des termes plus désuets type « Invertis » mais on s’est vite aperçu que cela parlait à trop peu de monde ou que ça installait des contresens. « Queer » a l’avantage d’être sans doute plus identifiable par un plus grand nombre et de fédérer aujourd’hui une bonne partie des identités de cette communauté. Après, le seul mot « Queer » ne peut pas tout exprimer et il s’est vu adjoindre le mot « résistances » qui l’inscrit dans un positionnement societal et politique de longue durée.

Antoine Idier : Le propre de l’histoire de l’homosexualité, c’est l’attention extrême portée aux mots, en particulier aux mots pour se nommer : soit pour se réapproprier l’insulte ou le mot stigmatisant, soit pour affirmer une nouvelle identité, un autre regard, une autre manière d’être au monde, en voulant dépasser des identités existantes, ou dépasser leurs limites… C’est une constante qui a beaucoup préoccupé nombre de militants et d’auteurs ! Sur les 150 ans que couvre le livre, les termes n’ont cessé d’évoluer et de se transformer : des invertis aux gays et aux butches, des homophiles aux LGBTQI+, des folles aux queer, des hermaphrodites aux intersexes, du « troisième sexe » de Magnus Hirschfeld au transgenre, etc. Choisir un seul mot pour le titre était nécessairement anachronique : cela revenait à figer sous un seul terme une multitude d’identités, forgées dans des contextes différents. L’avantage du mot « queer », c’est qu’il est flou et englobe ces débats : autant « pédé », comme insulte et réappropriation, que « queer » au sens de dépassement des identités voulu par certain-es ; autant référence aux théories queer que « non-hétérosexuel » comme il est parfois utilisé de manière large aujourd’hui. Il permettait de contourner le problème. Mais « queer » n’en est pas moins problématique, comme cela a déjà été beaucoup discuté (et comme la BD l’évoque) : lui aussi est un mot trop étroit, effaçant en partie l’histoire, la singularité des rapports sociaux, etc.

« Résistances queer, une histoire des cultures LGBTQI+ », d’Antoine Idier et Pochep, éditions Delcourt, 144 p., 22,95€

 

« Résistances queer, une histoire des cultures LGBTQI+ »