Cy Lecerf Maulpoix : « "Un Manifeste gay" est le marqueur d'un tournant théorique et militant vers un activisme plus radical »

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Dans l'interview qu'il nous a accordée, l'auteur Cy Lecerf Maulpoix explique ce qui l'a attiré dans le texte de Carl Wittman, comment il a travaillé à partir des archives et en quoi « Un manifeste gay » est-il toujours d'actualité. 

La couverture d'« Un manifeste gay » et une photo de Carl Wittman (non datée)
La couverture d'« Un manifeste gay » et une photo de Carl Wittman (non datée) - DR

Cy Lecerf Maulpoix aime puiser dans le passé pour faire mieux connaître nos « ancêtres » LGBT. Une démarche qui n’a rien de passéiste ou de nostalgique. C’est bien pour éclairer le présent de nos luttes que cet auteur poursuit son travail de recherches. Après (entre autres) l’écrivain socialiste et uraniste Edward Carpenter (1844-1929), dans Ecologies déviantes (éditions Cambourakis, 2021), son précédent ouvrage, Cy Lecerf Maulpoix braque la lumière sur Carl Wittman (1943-1986), l’auteur du Manifeste gay, écrit juste avant les émeutes de Stonewall en 1969. Ce texte fondateur mais passé un peu aux oubliettes, Cy Lecerf Maulpoix le traduit pour la première fois en français. S’appuyant sur des archives inédites, l’auteur retrace aussi la vie de ce militant aguerri, investi dans les mobilisations étudiantes contre la guerre du Vietnam dans les années 60 mais qui sera aussi écolo et pour la justice sociale. Dans une troisième partie, très originale, Cy Lecerf Maulpoix nous offre ce qu’il nomme Contrechant masqué, une forme de poésie sur son parcours entrecoupée de citations d’auteur·es (de Pasolini à Ethel Adnan).

Nous avons rencontré Cy Lecerf Maulpoix lors d’un de ses passages à Paris, lui qui vit désormais à Marseille. Dans l’interview qu’il nous a accordée, il explique ce qui l’a attiré dans le texte de Carl Wittman, comment il a travaillé à partir des archives et en quoi ce Manifeste gay est-il toujours d’actualité.

Comment as-tu connu ce texte de Carl Wittman, « Un manifeste gay » ?

Cy Lecerf Maulpoix : C’était lors mes recherches pour mon livre Ecologies déviantes. J’avais lu le livre Women’s lands de Françoise Flamant, une sociologue lesbienne féministe qui a beaucoup travaillé sur les communautés de femmes et/ou lesbiennes dans les années 70, qui citait l’exemple de la création de communautés dans les années 70, près de Wolf Creek dans l’Oregon. Elle évoquait la création d’un lieu par Carl Wittman, son compagnon de l’époque et plusieurs ami.es. Elle évoquait aussi le manifeste de Wittman en revenant notamment sur l’enjeu du séparatisme géographique, c’est-à-dire de la démarche volontaire de se séparer, de partir créer une communauté gay ou lesbienne hors de la grande ville. Après sa première lecture, le texte m’était resté en tête. C’est un texte très fort. Et pourtant il semblait de ne jamais avoir été traduit, et la vie de Wittman était réduite à quelques paragraphes sur Internet. Donc je m’étais toujours dit qu’à un moment, je prendrais le temps d’en faire une petite traduction, au moins en ligne. Puis j’ai pensé que la forme de l’ouvrage, avec un petit essai historique qui viendrait contextualiser l’écriture, serait peut-être plus intéressante pour valoriser son travail. J’en ai parlé à une amie éditrice aux éditions du commun, Juliette Rousseau, alors que s’amorçait le projet d’une co-édition avec une autre maison d’édition Les Grillages, un autre texte phare des années 70, Les pédales et leurs ami·es entre les révolutions, de Larry Mitchell et Ned Asta et ça semblait plutôt cohérent de faire intervenir ce texte en écho au précédent.

« Ce Manifeste gay est souvent présenté comme un des premiers textes de libération gay »

Comment définirais-tu ce « Manifeste gay » ?

Ce Manifeste gay est souvent présenté comme un des premiers textes de libération gay, qui aurait été écrit avant les émeutes de Stonewall, avant l’émergence des fronts de libération gay. Et c’est pour ça aussi qu’il est souvent considéré comme le marqueur d’un tournant théorique et militant vers un activisme plus radical, mais aussi plus confrontationnel stratégiquement, marqué par de l’action directe. C’est un peu difficile en réalité de re-situer le moment de son écriture avec précision. Quand on lit le texte on s’aperçoit qu’il y a des références à des événements qui se passent après Stonewall, à l’existence de groupes de libération gay qui existent déjà en 1969. En réalité, il semblerait que le texte ait connu plusieurs versions. Selon son dernier compagnon et sa cousine, il aurait été écrit dès 1968, alors que Wittman est activement engagé dans la lutte contre la guerre du Vietnam et la conscription militaire, puis il a été progressivement modifié. Dans des textes de la même époque en 1968, on voit déjà que Wittman est en train d’intégrer la question de sa sexualité et de sa conscience homosexuelle dans des écritures politiques. 

Est-ce qu’il est précurseur avec ce texte ?

En tous les cas il se saisit de quelque chose qui est en train de basculer au moment des années 60, qui est aussi la transformation d’un certain type de militantisme homophile, vers le désir plus ardent d’entrer dans des formes de critiques plus globales de la société états-unienne, de se greffer et de se laisser traverser par les autres luttes sociales de l’époque, les luttes noires et antiracistes, les luttes féministes, anti-impérialistes notamment.  On assiste à l’époque à la multiplication des stratégies d’action, des sit-ins notamment, des blocages, des occupations, l’organisation de grandes conventions marquées des volontés intersectionnelles etc. Je ne sais pas s’il est LE texte précurseur, mais là où il est un peu en avance, c’est qu’il met les mots sur quelque chose qui va en fait durer après plusieurs années et qui est cette volonté d’articulation des luttes et aussi d’élargissement du spectre, de ce que voudrait dire une politique homosexuelle radicale. 

Au delà du texte, c’est aussi le parcours de Carl Wittman qui est intéressant. Comme d’ailleurs plusieurs figures militantes gays sur lesquelles je suis amené à travailler depuis plusieurs années, je pense à Edward Carpenter ou à Harry Hay, l’un des fondateurs de la Mattachine Society, puis des Radical Faeries notamment. C’est intéressant de voir que les débuts de leurs parcours militants se situent d’abord dans des mouvements de la gauche, ou de la gauche radicale. Socialiste pour Carpenter, le Parti communiste pour Harry Hay. Carl Wittman, lui, est issu d’une famille communiste et fait son apprentissage d’activiste politique au sein des groupes étudiants, d’abord dans son université, puis ensuite en rejoignant le plus gros syndicat étudiant blanc, les Students for a Democratic Society. Il fait ses armes là-bas, rejoint des organisations étudiantes noires, pour développer une lecture critique de la société états-unienne de l’après-guerre et l’impérialisme de son propre pays. Dans un texte de la fin des années 60, il explique comment il en est venu à militer en tant que gay. Il raconte que c’est parce qu’il avait énormément de mal à pouvoir mettre des mots et à repartir de sa propre oppression, et qu’il a senti le besoin de se mobiliser puis de se rapprocher d’autres groupes sociaux opprimés. Et évidemment, la fracture et l’homophobie interne aux organisations politiques dans lesquelles il milite rend de plus en plus urgent de penser depuis sa propre condition. Cette richesse d’expériences militantes a énormément nourri sa vision politique. Cela le rend particulièrement sensible à la manière dont s’entrecroisent ou se différencient les formes d’oppressions entre elles, et pour comprendre les intérêts parfois divergents des groupes militants qui luttent à ses côtés à la même époque.

Comment as-tu procédé pour écrire ce livre notamment sa partie historique ?

Une fois que le projet de publication a été lancé, j’avais la vague ambition de pouvoir retourner aux Etats-Unis tout en ne voulant pas reprendre l’avion. Wittman a beaucoup écrit et je voulais pouvoir consulter des archives de lui là-bas. Mais j’ai pu fonctionner à distance. C’était la période post-confinement et j’ai fait un petit post sur les réseaux sociaux, j’en avais parlé avec Gerard Koskovich (un des membres fondateurs du musée et centre d’archives LGBTQI de San Francisco, ndlr) auquel je dois beaucoup, et très rapidement, j’ai été mis en contact avec des proches de Carl Wittman, dont son dernier compagnon, Allan, et la cousine de Carl, Peg Johnston, militante féministe et lesbienne. J’ai commencé à correspondre avec elleux. On s’est assez vite liés. On a fait un trio virtuel pendant un an, un an et demi. Et comme je n’avais pas accès aux archives, pour la plupart situées dans la maison d’Allan, iels se sont arrangés pour me scanner ce qu’ils trouvaient au fur et à mesure et me l’envoyer. Donc j’ai eu accès à un certain nombre d’archives, certaines contextualisées, d’autres pas du tout. Et puis on a été assistés ensuite par un autre ami d’Allan quand Peg a été malheureusement emportée par la maladie avant l’envoi à l’impression. J’ai donc travaillé avec leurs récits, leurs perspectives, et celles de quelques personnes interviewées qui l’avait connu. leurs témoignages. L’ambition c’était vraiment de donner des clés de lecture et de commencer à raconter un petit peu sa vie. Mais je n’avais pas la prétention de faire une biographie qui aurait été impossible à mener à distance. Une formidable chercheuse et auteure Sasha Archibald est actuellement en train de l’écrire.

« Ce texte a inspiré également des tentatives de vies communautaires, notamment le projet de créer une nation Stonewall au début des années 70 »

Est-ce que le message de ce Manifeste a eu beaucoup d’échos ?

Le Manifeste a énormément circulé, évidemment dans les milieux de libération gay. Comme le dit le militant Allen Young, c’est un texte qui a ouvert les yeux de pas mal de militants gays qui étaient engagés dans des mouvements de gauche. Et on en voit quand même des échos dans des formulations, dans d’autres manifestes tardifs malgré tout. Dans les textes notamment produits par le Gay Liberation Front, on voit très bien qu’il y a des filiations. Ce texte est par ailleurs énormément cité dans des textes plus tardifs de théories gays ou queer. Il a inspiré également des tentatives de vies communautaires, notamment le projet de créer une nation Stonewall au début des années 70 dans le comté d’Alpine en Californie. Ça, c’est une autre histoire assez fascinante.

Ce qui m’a beaucoup intéressé c’est de lire que ce qui traversait les mouvements de l’époque reste d’actualité… Comment tu vois ça par rapport aux mouvements actuels ?

Même si je ne suis plus vraiment dans des collectifs uniquement TPG ou LGBTQI, je reste très habité par la question de la fragmentation des luttes, de l’alliance et de l’articulation possible des engagements depuis des vies traversées par différentes expériences de la domination. Ça a aussi été le cas avec les mouvements de justice climatique, de soutien aux exilé·es dans mon propre parcours militant. Et même si les Etats-Unis de la fin des années 60 constituent un territoire et une réalité historique très différente, il y a des interrogations stratégiques qui résonnent énormément. Ce qui est évoqué du rapport au désir et au plaisir, à la sexualité, aux formes d’incompréhensions et de domination qui se reproduisent entre différentes expériences LGBT me semble encore d’actualité. Après, le texte est quand même daté, dans le sens où, par exemple, les termes identitaires et les subjectivités quels telles qu’elles se manifestent aujourd’hui, ne sont pas exactement les mêmes. De même, les menaces actuelles, la fascisation accélérée des imaginaires et des politiques menées par nos gouvernements, la crise du capitalisme tardif et l’effondrement de nos écosystèmes n’ont plus grand chose à voir avec les réalités qui nourrissaient les peurs, les colères et les espoirs de la génération militante d’alors. Ce qui me parle beaucoup dans le texte de Wittman aujourd’hui, c’est cette sorte de tension militante qui l’anime, entre la volonté d’approfondir, la compréhension de son propre désir, de ce qui le meut et une volonté d’émancipation plus globale. Wittman veut prendre soin de sa communauté et veut voir fleurir ce qu’il appelle, comme d’autres l’ont appelé “esprit gay”, une conscience gay, tout en cherchant continuellement à rassembler. Et évidemment au regard de l’urgence actuelle et de la difficulté à peser véritablement dans un rapport de force avec les politiques gouvernementales, lutter contre l’imperméabilité des luttes entre elles, pour la possibilité d’hybrider nos combats, faire se rencontrer nos expériences, me semble évidemment extrêmement important.

« Wittman m’intéresse aussi parce qu’une partie de sa vie est marquée par le passage de la ville vers la campagne, par le développement d’une forme d’écologie du quotidien et de contre-culture pensée depuis la ruralité »

Et est-ce que tu dirais que Carl Wittman était un militant écologiste ?

C’est pour ça qu’il m’intéressait aussi. Parce qu’il a cette histoire, comme je le disais au début, de création, de retour à la terre, back to the land, comme le font beaucoup de collectifs à l’époque qui achètent plus ou moins collectivement d’ailleurs, des terres aux États-Unis. Wittman m’intéresse aussi parce qu’une partie de sa vie est marquée par le passage de la ville vers la campagne, par le développement d’une forme d’écologie du quotidien et de contre-culture pensée depuis la ruralité. Il pratique le maraîchage, il plante des arbres fruitiers, il recycle tout, il coud ses vêtements. Il participe aussi avec d’autres à la création du journal RFD. C’est une sorte de média rural, destiné aux hommes gays vivant à la campagne, de classes plutôt populaires, qui veulent se rencontrer. Ce sont pour certains des néoruraux qui doivent réapprendre, renouer avec des savoir-faire. De la même manière que les communautés lesbiennes vont créer leurs propres journaux, et renouer avec des savoir-faire dont le patriarcat les a privés, les hommes gays aussi renouent avec des savoir-faire qu’ils ont pour certains maintenu à distance. Évidemment, la question du rapport à la terre, de la spiritualité, s’affirme énormément dans les pages de ces magazines. Carl écrit de nombreux articles, sur le tarot, le compostage de ses excréments, l’agroforesterie, etc.  Le rapport à l’écologie, pour moi, il est présent dans ce mouvement-là et aussi dans les luttes qu’il va mener. J’en parle un peu moins, parce que j’ai volontairement resserré sur la question des années 70. Mais quand il redéménage sur la côte Est – pour retrouver son compagnon Alan – il va lutter contre la pollution industrielle dans le quartier pauvre de Durham dans lequel il vit.

Ton livre est construit en trois parties : la traduction du Manifeste, l’analyse du Manifeste et de son contexte, puis une troisième partie, « Contrechant masqué ». Qu’est-ce que tu as voulu faire, justement, avec cette troisième partie ?

C’est un drôle de truc, ce que j’ai fait (rires). L’idée, au départ, c’était de faire un contrepoint. Un contrepoint moins théorique, de l’ordre du récit de vie. C’était un peu ce qui avait été discuté avec mon éditrice. Je serai revenu sur mes propres engagements, mais j’étais mal à l’aise pour plusieurs raisons. La première, c’est que je n’avais pas envie de réindividualiser un parcours collectif. Je trouvais que le rapport à l’intime était vraiment difficile à mobiliser dans ce cadre. Je crois que ça ne m’intéresse pas d’écrire seul, quand il faut penser politiquement. Il y avait néanmoins le désir d’essayer quelque chose d’autre, de m’autoriser, peut-être un endroit d’intimité, mais… protégé ou mis en scène via une forme et une langue plus poétique. Je sais pas si c’est de la poésie mais c’est un format un peu hybride.  Ça a été quand même une manière de raconter un parcours, mais en essayant aussi de le mettre à distance, en rajoutant des choses, en m’inspirant aussi d’autres parcours que les miens, de retracer… une trajectoire.

Quels liens fais-tu entre ton ouvrage précédent et celui-ci ?

Ce qui s’est imposé depuis la sortie d’Ecologies déviantes, c’est que je n’avais pas envie de lâcher complètement certains auteurs auxquels je me suis attaché. En l’occurrence, trois : Edward Carpenter, Carl Wittman et Derek Jarman. Pour des raisons différentes. Je pense que chacun, à leur manière, répondait à des endroits de questionnement, répondait aussi à mes propres troubles en tant que gay et que militant. Je pense ce lien comme une sorte de prolongation logique et cohérente sur l’accessibilité de nos archives et des mémoires que j’ai déjà évoquées.

J’avais une question très générale sur l’héritage de Carl Wittman ? Quel serait-il ?

C’est toujours difficile à dire, car on choisit aussi de ce qu’on hérite, et il est toujours possible d’hériter de nouvelles traces ou d’archives que l’on redécouvre auxquelles on décide de donner sens et forme. Je rappellerai néanmoins que Carl Wittman a été un danseur et un enseignant de danses traditionnelles populaires. Depuis la France, et depuis notre époque, cela ne fait peut-être pas beaucoup de sens, parce que ce n’est pas trop notre culture. Mais en fait, l’importance que joue la Scottish dance, la Morris dance pour lui, dit aussi quelque chose de ce qu’est la contre-culture qu’il tente de faire émerger dans sa propre vie.  Il a enseigné à des générations, depuis sa grange dans l’Oregon, puis à Durham sur la côte Est, s’est beaucoup déplacé et a écrit une thèse jamais publiée encore sur sa pratique de dégenrage de ces danses traditionnelles. Il y a vraiment chez lui cette question de l’art populaire et de la transmission de la puissance collective et de la réalisation de soi via l’art et la danse. Et il se trouve que Allan, son dernier compagnon, jusqu’à il y a peu, je ne sais pas s’il le fait encore, donnait des cours. Et puis, il y a RFD qui existe encore quand même, qui est devenu maintenant le magazine des fées radicales. Et puis maintenant, je l’espère son Manifeste

« Un manifeste gay », de Carl Wittman, suivi de « Contrechant masqué », de Cy Lecerf Maulpoix, éditions du commun, 139 p., 15 euros.

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