Interview long format de Mathias Chaillot pour son essai : « 4% en théorie… »

Publié le

Dans sa passionnante enquête « 4% en théorie… » (aux éditions Goutte d'Or), le journaliste Mathias Chaillot explore de façon critique les recherches qui s'interrogent sur le pourquoi de l'homosexualité. Et livre aussi un récit intime et sensible sur son parcours d'homme gay. Il a répondu aux questions de Komitid.

Mathias Chaillot, auteur de « 4% en théorie… », aux éditions Goutte d'Or
Mathias Chaillot, auteur de « 4% en théorie… », aux éditions Goutte d'Or - Simon Courchel

On prend un plaisir fou à lire l’essai du journaliste et photographe Mathias Chaillot, 4 % en théorie (aux éditions Goutte d’Or). Non seulement parce qu’on parcourt avec lui le territoire riche des recherches sur l’homosexualité sans ignorer toute l’ambiguïté de leur légitimité ou de leur utilité, et parce que son récit est aussi très personnel, avec notamment de très belles pages sur ses grands-parents, sur son coming out ou sur son vécu de l’homophobie.

Ce qu’on apprend avec Mathias Chaillot, c’est que de nombreux chercheurs sur la génétique, la biologie, les origines de l’homosexualité, étaient ou sont eux-mêmes gays.

Grâce à l’essai de Mathias Chaillot, vous découvrirez « l’effet grand frère ”, vous apprendrez en quoi le « règne animal » est finalement très queer, mais aussi comment les recherches sur l’homosexualité, même menées avec les meilleures intentions du monde, sont utilisées de façon abusive à des fins de répression.

Fièrement gay (son livre est consacré quasi exclusivement à l’homosexualité masculine et il s’en explique dans l’interview), l’auteur aurait pu, comme beaucoup d’homos, balayer d’un revers de main toutes ces théories sur « les causes », sur le « pourquoi » de l’homosexualité. Mais son analyse se révèle au contraire salutaire et finalement joyeuse.

Mathias Chaillot a répondu aux questions de Komitid à la veille de la sortie de son livre.

Komitid : Une des forces de ton essai, c’est ce mélange entre ta présentation des nombreuses recherches sur la question de l’origine de l’homosexualité masculine et ton cheminement personnel, ton vécu. Etait-ce un parti pris dès le départ ?

Mathias Chaillot : Oui. Avant même de contacter l’éditeur, dans les premiers chapitres que j’avais écrit, il y avait cet aspect intime, en tant qu’homme qui aime les hommes. Souvent nos expériences, même si elles sont très différentes, résonnent chez tous ceux qui ont vécu l’homophobie, le coming out ou autre. En parlant de moi, je parlais peut-être un peu de nous, et j’ai pensé que beaucoup de gens pouvaient se reconnaître. Il y a des chercheurs qui sont eux-mêmes homosexuels, et qui sont en prise direct avec leur sujet. Moi aussi, j’étais en prise avec mon sujet, et la façon d’être le plus transparent sur mon travail, c’était de me raconter moi. Cela permettait de raconter les questionnements, les doutes, les évolutions de mon propre cheminement. Je pense que je me suis posé la question du “pourquoi “pour des raisons différentes à différents moments de ma vie, donc je voulais le raconter et de me le réapproprier intimement, personnellement.

Cette recherche sur le pourquoi ou la cause, elle est aussi ancienne, quelque part, que le concept-même d’homosexualité ou que l’invention, on pourrait dire, de l’homosexualité ?

Bien avant même. Déjà au IVe siècle avant Jésus-Christ, on avait une théorie… Platon donnait aussi une théorie sur l’homosexualité et l’hétérosexualité. Dans les années 1860, dès qu’on a inventé le terme homosexualité, finalement, on l’a pathologisée, et à partir de là, si c’est une maladie, on va chercher la cause, c’est la dégénérescence. Et c’est Michel Foucault qui dit à peu près ceci dans La Volonté de Savoir : le principe de la norme, c’est de chercher la marge, et le principe de la marge, c’est de chercher à la corriger. Donc, dès qu’on a inventé le mot homosexualité, on a cherché l’homosexuel. Comment est-ce qu’il fonctionne, comment est-ce qu’on l’a disséqué, au propre, comme au figuré, pour essayer de voir quelle était la pièce cassée…

« Il y a cette idée parmi ces chercheurs gays que si on chasse l’ignorance, on chasse l’homophobie »

Comment expliques-tu que bon nombre de chercheurs, de chercheuses, sur cette questions, sont des personnes concernées ?

Je m’attendais à ce que la plupart des recherches soient faites par des gens qui cherchaient, justement, à corriger l’homosexualité, et je me suis rendu compte qu’il y en a beaucoup, en tout cas, dans ceux qui ont marqué des étapes importantes, qui étaient, eux-mêmes, homos. Plus récemment, dans l’équipe qui a fait des travaux sur la génétique, il a été précisé dans la communication que plusieurs chercheurs étaient gays. Il y a cette idée parmi ces chercheurs gays que si on chasse l’ignorance, on chasse l’homophobie. Il suffirait de mettre la lumière sur ce qu’est et ce que n’est pas l’homosexualité pour briser tous ces clichés-là. Quand on comprendra que l’homosexualité est finalement construite comme nous – entre guillemets comme l’hétérosexualité –, et bien, on aura réussi à détruire une partie de l’homophobie. Je suis un peu d’accord avec ces chercheurs sur ce point-là, même si ça peut aussi être un danger, je pense, parce que ça peut être recherché en justification ou en excuse, donc c’est un peu dangereux. Il y avait vraiment cette question de se comprendre, je pense au neurobiologiste Simon LeVay, qui s’est lancé dans la recherche quand son compagnon est mort du sida. Il y a une malédiction qui nous arrive, on va essayer de comprendre ce que c’est que l’homosexuel et “d’où il vient et où il va”.

Ces recherches peuvent-elles faire progresser l’acceptation ?

Oui, il y a ce sondage qui m’avait surpris et qui montre que plus on croit que l’homosexualité est présente dès la naissance, plus les personnes sont favorables aux droits des homosexuels. Souvent, c’est quand même juste un peu de bêtise ou d’ignorance et ça peut être très simple à chasser. Mais il y a aussi beaucoup d’autres raisons d’être homophobe.

Comment as-tu procéder pour aborder et trier toutes ces études ?

J’ai d’abord réfléchi aux différents champs qui étaient possibles, j’en ai découvert d’autres. Au début j’ai tout lu, je me suis projeté dedans, j’ai perdu du temps à lire tout et n’importe quoi. Après, j’ai sélectionné les études les plus sérieuses, celles qui faisaient consensus et celles qui marquaient des étapes importantes comme celles sur le “gène gay”. Ça a été un phénomène dans les années 90, tout le monde y a cru. Aujourd’hui on sait que ce n’est plus le cas mais je ne pouvais pas passer à côté !

 

« Dans un monde idéal, on chercherait à comprendre l’homosexualité comme on chercherait à comprendre la sexualité en général ou l’amour en général »

Tu le dis d’emblée, ton essai ne parle que de l’homosexualité masculine. Pourquoi ?

Je suis un homme qui aime les hommes et je pense que l’homosexualité féminine sera beaucoup mieux décrite par des femmes lesbiennes. La première raison c’est ça, c’est un parcours personnel. L’autre raison c’est que la plupart des travaux qui ont été menés concernent l’homosexualité masculine. Il y a très peu de recherche sur l’homosexualité féminine. En tout cas beaucoup moins. La science est un monde d’hommes et les hommes regardent les hommes. De plus, l’homosexualité masculine a été perçue comme beaucoup plus menaçante pour la société que l’homosexualité féminine, qui était niée. La plupart des lois homophobes ne concernaient que les hommes. Si un livre doit exister sur l’homosexualité féminine, autant que ce soit une femme qui le fasse.

Parmi les gays, on a toujours eu une forme de méfiance par rapport à la science. Est-ce que justement, il n’y a pas ce danger de donner du grain à moudre à nos « ennemis » ?

La question, elle est sensible voire même dangereuse, je suis d’accord. Pour moi, c’est pour ça qu’on doit se la réapproprier dans le sens que de toute façon ces travaux sont faits. Ces recherches, elles existent, elles sont faites depuis des décennies, elles vont continuer à se faire. Il n’y a pas de raison qu’elles s’arrêtent. Elles peuvent être utilisées par ceux qui prônent les thérapies de conversion. Il faut être capable de dire maintenant : la science a prouvé que ces gens-là mentent. Et c’est à nous de nous réapproprier pour ne pas leur laisser entre les mains. Dans un monde idéal, on chercherait à comprendre l’homosexualité comme on chercherait à comprendre la sexualité en général ou l’amour en général parce que c’est passionnant de comprendre comment fonctionne l’humain. J’attends avec impatience les études sur : “Mais pourquoi es-tu hétérosexuel ?” Et on commence tout juste à se poser des questions. C’est d’ailleurs en se posant des questions sur les homos qu’on trouve des réponses sur les hétérosexuels. Ah bah tiens, on n’avait pas pensé à chercher mais peut-être que sur la génétique en fait, il y a peut-être des choses qui concernent les hétéros aussi. Il fallait que vous nous regardiez pour découvrir cela … Donc, il faut être super prudent. Il peut y avoir des dérives mais ce n’est pas la question qui est dangereuse.

Il faut un cadre éthique…

Exactement. C’est pour ça qu’il faut qu’on s’en empare pour que nous, on puisse éventuellement tirer la sonnette d’alarme si c’est le cas plutôt que de laisser les homophobes récupérer les théories qui les arrangent.

Tu présentes beaucoup de recherches anglo-saxonnes. Pourquoi ?

Oui on parle souvent d’Amérique. Il y a très peu d’auteurs français en fait, il y a un chercheur belge qui travaille sur les hormones.  Mais sinon c’est quasiment que des recherches anglo-saxonnes.

En quoi l’étude des comportements homosexuels parmi les espèces animales peut-elle être importante ?

Elle est à double tranchant. Elle est très importante parce qu’elle nous replace « dans la nature ». L’argument contre nature, il n’y a rien de plus absurde parce que si on regarde la nature il n’y a rien de plus cool que l’homosexualité. Mâle et femelle, c’est un concept qui existe certes chez les mammifères mais dans des millions d’autres espèces, ce n’est pas le cas. La transidentité, la fluidité ce sont des choses qui existent dans le monde animal. On a observé un groupes de girafes pour savoir si elles ont des rapports homos ? 90 % de leurs rapports sont homos ! Dès qu’on regarde un peu, on trouve. C’est donc assez intéressant d’un côté pour remettre dans ce qu’on appelle la nature l’homosexualité et toutes les orientations possibles de la diversité de la sexualité. Le danger c’est d’imaginer qu’on est des moutons ou des rats et que ce qu’on va voir chez une espèce fonctionne chez l’autre. On a trouvé des choses chez le mouton, on a trouvé des trucs chez les souris mais on sait que nos comportements sexuels ne sont pas les mêmes. Notre cerveau est différent. C’est d’ailleurs pour ça qu’on est capable de détruire notre planète et que les animaux ne sont pas capables de le faire… Le vrai risque c’est de calquer nos modèles humains sur des animaux et vice versa…

Surtout parce que cela renvoie à la dimension sexuelle de nos comportements alors qu’on s’est battu pour dire : « être pédé, être lesbienne, c’est aussi contester, vouloir un autre modèle, c’est culturel c’est social, c’est politique » !

A partir du moment où l’on nous a mis à l’écart, on a été obligé d’inventer une autre forme de société, une forme de famille ou de langage. Il a aussi fallu inventer des réseaux de solidarité, il a fallu faire famille autrement et ça c’est précieux.  Il est important qu’on se réaffirme avec nos mots à nous, comme “pédé” par exemple, parce que c’est un mot politique. Dans un monde idéal, on pourra choisir le modèle qui nous correspond. Je suis optimiste peut-être pas demain peut-être pas ma génération mais peut-être pas la suivante…

« Si on observe qu’il y a quasiment le même nombre de personnes qui se définissent gays ou lesbiennes dans les plus jeunes générations, il y a beaucoup moins de personnes qui se définissent totalement hétéros »

Tu en parles dans le livre. Cette question de se définir, toute une nouvelle génération considère que ce n’est plus vraiment une question…

Je trouve ça super qu’il y ait de plus en plus de jeunes – pas tous les jeunes non plus – mais de plus en plus de jeunes qui ne veulent pas être définis, qui veulent au moins qu’on leur laisse l’occasion de tester quitte à se rendre compte que ce n’est pas leur truc. Ou qu’ils vont le faire parce qu’ils veulent pas être un gars dans une case trop bien définie. Si on observe qu’il y a quasiment le même nombre de personnes qui se définissent gays ou lesbiennes dans les plus jeunes générations, il y a beaucoup moins de personnes qui se définissent totalement hétéros. Mais c’est parce qu’on s’est défini comme pédé, qu’on a demandé des droits pour les pédés, et tant que tous ces droits acquis dans le cadre légal ne le sont pas forcément dans la rue, le droit de marcher main dans la main par exemple, il faut qu’on continue à se définir et à se montrer.

Il y a ces très belles pages sur ta grand mère. Pourquoi tu as tenu à parler d’elle ?

J’aime énormément mes grands parents. La réaction des parents souvent, c’est un la question des petits enfants, deux ils ont peur pour nous, peur de la discrimination et trois c’est le regard des “autres”, qu’ils imaginent malveillants. Alors que les “autres” s’en foutent. Et les “autres” c’est notamment les grands-parents, les oncles et les tantes, qui parfois le savent déjà, avant les parents. Et c’est une fois que les autres leur disent : “Oui, ton fils c’est pédé, et alors ?” que finalement ça se détend. Et je trouvais que magnifique la réponse de ma grand-mère qui se fiche de savoir le pourquoi du comment, qui était une réponse un peu naïve, c’est bon, bah c’est comme ça.

J’aime bien aussi cette théorie du “grand frère”. C’est quelque chose que tu connaissais ?

Sur la théorie du “grand frère”, je suis vraiment tombé dessus dans le cadre de mes recherches, je n’en avais jamais entendu parler. Et pourtant c’est la théorie qui aujourd’hui fait le plus consensus.  Pas forcément sur la cause mais sur le constat. Les chercheurs ont analysé des méta-études sur plus de 10 000 personnes.  Quel que soit le pays, quelle que soit l’époque, il y a plus 33 % de chances d’être gay par grand frère. C’est complètement dingue…

…Mais pas très opérant pour moi puisque j’ai trois sœurs, mais peu importe…

Ça montre aussi la complexité du phénomène. Si c’est une explication, ça ne peut être qu’une part de l’explication. Parce que évidemment tous les gays n’ont pas de grand frère. Et puis il y a des personnes qui ont trois grands frères et qui sont plutôt hétéros. Ça montre que l’explication est forcément multiple et complexe et que les différentes explications de mon orientation sont différentes des tiennes. Peut-être que moi il y a un peu d'”effet grand frère” parce que j’en ai un, mais peut-être que c’est 5 % ou 15 % ou peut-être que c’est 0 aussi. Et puis un hétéro qui aura cinq grands frères, il va falloir m’expliquer pourquoi il est hétéro ! C’est très essentialisant,  mais j’ai envie de dire merci à mon grand frère si c’est le cas (rires).

« Aujourd’hui, je croise les jambes mais quand j’étais ado je regardais autour de moi les garçons et hop je faisais mon petit manspreading… »

Il y a aussi cette phrase que j’aime beaucoup à propos des hommes « efféminés », « folles » : « ce n’est pas nous qui nous déhanchons trop, c’est ce monde qui marche trop droit. »

Je ne voulais pas voir qu’il y avait ce truc de féminin parce que justement ça renvoyait à la grosse machine à clichés. De nombreux chercheurs, hétéros et homophobes, ont poussé les résultats dans le sens qui les arrangent pour nous voir comme des “femmelettes”, des “pédales”. Ça ne veut rien dire. On peut être “efféminé” et hétérosexuel. Statistiquement, oui on est plus nombreux chez les gays à avoir eu quand on était plus jeune ce petit quelque chose d’un peu différent. Il y a aussi plein de théories : est-ce que c’est l’expression de genre qui change et qui conduit à l’orientation ? Est-ce que c’est l’orientation qui conduit à l’expression de genre ? Est-ce que ce sont deux phénomènes qui sont développés en parallèle ? Est-ce que ça change à cause de la biologie ou de la famille ? Toutes les théories existent. C’est pas une maladie d’avoir du féminin en nous, ça nous donne une chance. Le problème c’est qu’on nous a forcé à le cacher. Un ex m’a confié que pour lui c’était une question de survie. Je n’ai pas l’impression de l’avoir fait consciemment mais je sais que j’ai longtemps fait attention à ma voix. Aujourd’hui, je croise les jambes mais quand j’étais ado je regardais autour de moi les garçons et hop je faisais mon petit manspreading. On se construit pendant 37 ans en cachant quelque chose qui est en moi et aujourd’hui je vais essayer de la retrouver. Si on pouvait avoir la chance de l’exprimer dès le plus jeune âge et qu’on nous laisse y aller. On se prive de quelque chose de beau !

Pour qui as-tu écrit ce livre ?

Au début, je l’ai écrit pour le petit Mathias de 17 ans. Mais je l’ai aussi écrit pour mes parents parce que j’aurais aimé l’avoir entre les mains quand j’avais 17 ans et que j’ai dû leur expliquer que non ce n’est pas « de votre faute ». Maintenant je leur dirais : « Désolé ce n’est pas grâce à vous » (rires).  À l’époque, je ne savais pas quelles clés leur donner. J’aurais bien aimé qu’ils aient peut-être un bouquin comme ça entre les mains.  Je l’ai plus écrit pour eux, pour les proches et les homos qui se posent des questions que pour les gens qui font des queer studies et qui connaissent peut-être déjà tout ça.

La conclusion, n’est-ce pas qu’il y a une multitude de facteurs, de « causes » ?

Il y a sans doute un milliard de causes et un milliard d’orientations, voire même autant que d’êtres humains. Donc il y a forcément des causes à tout, à l’hétérosexualité aussi. Et tant mieux que ce soit complexe, tant mieux que ce soit riche. Plus on recherche, plus on se rend compte que c’est complexe. Moi ça me rassure !

« 4 % en théorie… », de Mathias Chaillot, éditions Goutte d’Or, 286 p., 19 €

Couverture du livre de Mathias Chaillot, « 4% en théorie… » aux éditions Goutte d'Or

Couverture du livre de Mathias Chaillot, « 4 % en théorie… » aux éditions Goutte d’Or

 

Centre de préférences de confidentialité