Patrick Vidal et Thomas Bourdeau : « Il y a un goût de la provocation chez Sūtra »

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Komitid a interviewé Patrick Vidal et Thomas Bourdeau pour nous raconter la folle histoire de leur brillant album « 2 », revenu des profondeurs après 24 ans pour illuminer notre époque morose.

De gauche à droite : Patrick Vidal et Thomas Bourdeau il y a 20 ans
De gauche à droite : Patrick Vidal et Thomas Bourdeau il y a 20 ans - photo Sutra DR

Sūtra naît à la fin des années 90, de la rencontre heureuse entre Patrick Vidal, originellement chanteur punk du groupe Marie et les Garçons, et Thomas Bourdeau, alors bassiste dans un groupe de rock. En 1998, ils sortent un premier disque signé à l’étranger par le producteur de Madonna Mirwais, Suicide Sūtra. Dans Libération, Didier Lestrade couvre déjà le projet de louanges : « Peut-être l’album le plus intelligent de la nouvelle vague française. parce qu’il mélange influences house et névrose pop, […] Sūtra propose une vraie poésie écorchée des textes, une indéniable générosité musicale (on ne se cantonne pas à un style […], non, on innove vraiment) ».

Le groupe rencontre en effet un fort succès auprès de la presse anglophone, plus ouverte à ce genre de musique aussi radical qu’hybride. Pas abattu pour autant, les deux artistes se lancent dans la réalisation d’un second album, sobrement titré 2. Réunissant des pontes de la culture queer de l’époque, allant du poète queer Pascal Saint-André (connu aussi sous le nom de La Bourette) à Honey Dijon, l’icône trans et afro-américaine de la scène électro, en passant par la figure trans incontournable de la vie nocturne Jenny Bel’Air. Jamais réellement sorti à cause de problèmes de droits et de production, ce sublime deuxième projet avant-gardiste est resté confidentiel pendant plus de 20 ans.

Aujourd’hui, en 2023, 2 sort de sa cachette après un long travail de remasterisation initié par Sūtra. Tout au long de ses huit titres, l’album invite à un voyage sensoriel sans précédent. Vingt-quatre ans à prendre la poussière, et le génie musical et artistique de Sūtra n’a pas pris une ride : entre électro et orchestre, reggae et poésie, 2 est l’un des albums les plus réussis et originaux de l’année.

Komitid a interviewé les deux membres de Sūtra, Patrick Vidal et Thomas Bourdeau, pour nous raconter la folle histoire derrière cet album brillant revenu des profondeurs.

L’album a une histoire particulière. Vous l’avez créé il y a plus de 20 ans et il ne sort que maintenant. Pourquoi cela ?

Thomas Bourdeau :  Notre premier album avait eu beaucoup de très bonnes critiques dans la presse sans qu’il y ait pour autant de gros succès de ventes. Celui-ci est notre deuxième album, il n’est pas produit par Mirwais et n’est évidemment jamais vraiment sorti. À l’époque ça a un peu capoté parce qu’on n’avait signé qu’en Angleterre, ce qui était super mais personne ne le voulait vraiment en France. On a été lâchés par Mirwais qui est parti produire Madonna, et sans lui ça devenait beaucoup plus compliqué. J’ai essayé de le sortir un peu par la force, sur les plateformes de streaming qui émergeaient à l’époque, mais nos contrats ont évidemment rendu la chose impossible et tout a disparu. Ça a été un long processus. On a bataillé longtemps avec Mirwais pour pouvoir ressortir le premier album. Il était partant, puis plus du tout, puis il voulait nous le vendre, puis finalement non… Au final on s’est penché sur les originaux du deuxième album et on les a envoyés en Angleterre pour qu’ils soient remasterisés, parce qu’en 20 ans de pause il y avait des choses à retravailler !

Et pourquoi un producteur aussi célèbre a-t-il autant hésité ?

TB : Ça concerne surtout le premier album, qui contient quelques sample. Il avait extrêmement peur des retombées, il voulait tout reprendre à zéro, déclarer chaque sample que l’on avait fait…. Il nous répétait souvent qu’il adorait cet album, il ne le reniait pas du tout. Il était juste terrifié par ça.

« Avec ce projet on a ramené une communauté beaucoup plus hétéroclite que d’habitude. En ça c’était politique »

Parmi tous les duos il y a beaucoup de collaborations avec des figures importantes de la culture queer, notamment l’artiste afro-américaine trans Honey Dijon ou encore le poète queer La Bourette…

Patrick Vidal : On avait eu l’idée de n’y mettre que des duos pour coller à son statut de second album. On était ravi d’avoir Honey Dijon que je connaissais bien depuis quelques années. Tout s’est fait de manière très spontanée et très ouverte. C’était le milieu dans lequel on évoluait, ça s’est fait de manière totalement naturelle. L’époque était moins segmentée et on l’a fait sans aucun axe politique particulier. Même s’il y a évidemment une revendication.

TB : Oui c’était vraiment un projet très ouvert et éclectique. Puis le but c’était aussi de faire ça entre amis, donc il y avait beaucoup de mondes différents, de nationalités différentes. Donc finalement l’album est assez queer sans que ce soit particulièrement calculé. À la fin des années 90 et au début des années 2000 dans les studios c’était souvent que des mecs. Avec ce projet on a ramené une communauté beaucoup plus hétéroclite que d’habitude. En ça c’était politique.

Vous étiez aussi à l’époque à l’antenne de la radio Fréquence Gay. Une aventure qui s’est arrêtée très brusquement à cause d’une lecture pornographique…

PV : Oui, on avait prévenu le directeur de l’antenne qu’on allait faire une lecture à caractère pornographique, où ce serait pas juste de l’érotisme susurré, c’était le défi. Sauf que FG était sous écoute permanente à l’époque, parce qu’on y donnait les points de rencontres des raves et que c’était un espace très militant au moment du sida, et un flic a fini par enregistrer une cassette de notre émission pour nous dénoncer. Ce qui nous a fait défaut c’est que l’émission en question a été rediffusée le soir même. S’il n’y avait eu que le direct on aurait pu se défendre avec le fait qu’on ne contrôle pas forcément ce qui se passe en live.

TB : On s’est retrouvé au Tribunal de Justice avec une plaidoirie complètement dingue, c’était assez bizarre et c’est allé très loin.

« On voulait défoncer les barrières qui se présentaient à nous »

C’est un côté provocateur qu’on retrouve beaucoup dans l’album, de manière plus artistique…

TB : Oui il y a un petit goût de la provocation chez Sūtra. On voulait défoncer les barrières qui se présentaient à nous. Au final c’est pas vraiment des morceaux mais plus des improvisations artistiques, il n’a jamais été question d’écrire des chansons traditionnelles et narratives avec des couplets et des refrains. C’est toujours cette façon de sortir des codes et de détruire les chansons à l’intérieur d’elles-mêmes. Dès qu’on avait quelque chose d’un peu évident on le cassait.

PV : C’était pas vraiment voulu mais on s’est vite rendu compte que parler de sexe ça choquait beaucoup de monde et ça marche toujours très bien. Quand tout a tendance à se polir, même des arts aussi subversifs que le drag, parler de cul de manière trash ça remue. On devait même s’appeler Porno Stéréo à la base (Rires) !

Dans « 2 » aussi vous travaillez avec des samples ?

PV : Oui il y en a, mais je te mets au défi de les retrouver (Rires) ! Il y a du disco notamment dans le morceau en espagnol Las alas de tus suenos avec Julian De Moraga, mais il a fini par totalement disparaître. c’est ça que j’adore avec les samples : partir de quelque chose puis faire en sorte qu’on ne reconnaisse plus du tout le truc à la fin. L’intérêt du sample c’est qu’il te donne une idée, une impulsion artistique. Si on le reconnaît à l’oreille, c’est moche.

TB : Même avec un sample on partait toujours dans une autre direction. Contrairement à l’Angleterre où ça se faisait beaucoup à l’époque mais c’était du simple collage. Ça reste un exercice mais ce n’était pas notre envie. Dans 2 on a même samplé la musique d’un vieux film porno !

Ça a été comment pour vous de retravailler sur cet album 20 ans plus tard ?

PV : Pour moi ça a été une vraie redécouverte, le remastering a vraiment fait émerger des choses que j’entendais pas forcément avant. Par exemple, celui de Julian De Moraga a vraiment repris du corps et beaucoup d’espace. Tout le son de l’album a profité d’une revalorisation assez incroyable. Puis je trouve qu’il n’a vraiment pas tant vieilli que ça finalement. Toutes les personnes à qui je l’ai fait écouter m’ont dit que c’était super, très moderne, pertinent…

TB : C’était super, j’étais très content de ce projet. De me dire que ce qu’on avait fait avec cette communauté-là, avec les gens avec qui on a collaboré, sortait finalement c’était génial. On ne voulait absolument pas se cantonner à un style. On aimait bien le triturer, amener d’autres matières, faire éclater les niches… Il ne fallait surtout pas aller où on nous attendait.

« Le disco c’était « un truc de pédés, de blacks… », on s’en ai pris plein la gueule »

C’était plus compliqué d’imposer votre style en France que dans des pays anglophones ?

PV : L’industrie française et la presse française a toujours été un peu plus frileuse. Je me souviens qu’un jour avec mon ancien groupe j’étais passé du punk-rock au disco, un genre pas du tout apprécié parce que très rattaché aux artistes afro-américains. Cette transition m’avait valu énormément de grosses critiques, on s’en était pris plein la gueule. On avait « trahi la cause du rock » en faisant du disco, c’était un truc de pédés, de blacks… Là c’était très politique pour le coup. Moi j’adorais cette musique, j’étais content de la faire, et c’était aussi une provocation. Même si on prenait des canettes sur scène pendant nos concerts (Rires).

TB : C’était des scènes qui ne se mélangeaient pas du tout. Les gays et les minets allaient en discothèque, le rock avait son public bien à lui… Il y avait quand même un climat assez homophobe, notamment sur la scène électro. quand il y avait des connotations très clairement gay c’était pas très simple.

Cette scène musicale noire vous a beaucoup influencé ?

PV : Oui je n’ai écouté que ça pendant longtemps, du rock au disco.

TB : C’est simple, la scène musicale noire américaine était musicalement et artistiquement 20 fois meilleure que tout le reste. En ce sens il y a une scène qui m’avait particulièrement marqué : pour la mort de George Harrison il y a plein de guitaristes blancs venus lui rendre hommage avec des solos et d’un coup Prince arrive et joue comme un dieu. Tu vois tout le monde se regarder et se rendre compte qu’ils sont tout petits à côté ! Ils ont beau être les meilleurs guitaristes blancs, ils ne savent pas jouer face à un mec comme Prince. Musicalement et sur scène, la scène noire de l’époque était constituée de géants, c’étaient des extra-terrestres !

Et l’homophobie dont vous parliez dans le milieu, a-t-elle changé ?

PV : Le gros changement c’est la scène drag, c’est phénoménal. La popularité qu’elles ont gagné en quelques années, les spectacles qu’elles font…. Je me souviens avoir été très étonné de voir une centaine de jeunes applaudir des vogueurs, danser avec eux, avoir les codes de la danse…. C’était impressionnant de voir ça en France. Ce qui m’a le plus choqué c’est le renouvellement du public : le nombre de jeunes filles hétéro qui viennent dans ces soirées pour voir les shows drag, de personnes qui ne dansent absolument pas et qui se réveillent quand les queens arrivent, c’est fascinant. De plus en plus, les gens rentrent et attendent.

TB : Alors qu’à l’époque la musique était la principale motivation des gens qui venaient en club, même s’il y avait déjà des drag, des entertainers…. Évidemment les looks étaient approximatifs, elles avaient moins de moyens (Rires).

Comment vous avez vu la scène queer évoluer depuis toutes ces années ?

PV : Ce qui est drôle c’est qu’à l’époque on était pas vraiment acceptés sur la scène queer, on nous voyait comme des intellos. Il y avait nous et les drag queens sur leurs podiums. Tout était très séparé. Même entre DJ gay parisiens on se croisait très peu, on avait l’impression qu’on se détestait parce que nos genres musicaux nous séparaient. Ce qui est bien c’est qu’aujourd’hui la nouvelle génération a créé des nouveaux formats qui ont permis de s’échapper des clubs, et d’aller notamment en banlieue. Je pense que ça a été très sain de partir de tous ces établissements clichés des villes, à l’instar de Berlin notamment. La musique se mélange beaucoup plus. Mais je remarque aussi que l’offre s’est affaiblie. Depuis le Queen il n’y a pas eu un club ouvert tous les jours. Ça n’existe plus, encore moins sur la scène queer.

TB : J’observe aussi que mes enfants vont moins en clubs aujourd’hui, alors qu’à leur âge moi c’était toute ma vie. C’est là qu’on découvrait la musique, les artistes étrangers… Et c’est aussi parce que c’était tous les soirs ! Fallait pas attendre la soirée du mois, et si tu la rates tu dois attendre le mois d’après… Puis tout est devenu plus cher, les files d’attente sont interminables… La scène queer a évoluée au rythme de la culture du clubbing.