Maureen Marozeau, autrice de « Artjacking ! » : « Dans le détournement, il y a l'aspect revendicatif, celui d'exiger une place »

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Maureen Marozeau, historienne de l'art et autrice de « Artjacking ! », le livre réalisé d'après la série d'Arte, revient pour Komitid sur ces artistes, dont des artistes LGBT, qui ont détourné des œuvres d'art iconiques.

« Nattvarden », 1998 (détail) - © Elisabeth Ohlson Wallin
« Nattvarden », 1998 (détail) - © Elisabeth Ohlson Wallin

« Artjacking ! », c’est d’abord une série de Juliette Cazanave, en 10 épisodes diffusés sur Arte depuis la fin mars. C’est désormais aussi un fort bel ouvrage, richement illustré avec des textes de l’historienne de l’art Maureen Marozeau. Sur près de 200 pages, on revisite l’histoire de l’art à travers des chefs d’œuvre iconiques… et leurs versions détournées par des artistes contemporain·es. La Cène de Léonard de Vinci, Les Ménines de Diego Velasquez, La Grande Vague de Kanagawa de Katsushika Hokusai ont été détournés, pastichés, réinterprétés. Au fil des pages, on croise bien sûr de très nombreuses figures de l’art côté LGBT comme Andy Warhol, Elisabeth Ohlson Wallin ou encore 2Fik.

L’autrice Maureen Marozeau a bien voulu répondre aux questions de Komitid.

Komitid : Qu’est-ce qui caractérise les détournements des chefs d’œuvre, ce que vous appelez le « artjacking » ?

Maureen Marozeau : C’est leur diversité. J’ai essayé de classifier l’approche des un·es et des autres, mais l’exercice est vain. On peut détourner en se servant du passé pour parler du présent, comme Kader Attia l’a fait quand il reprend Le Radeau de la méduse pour parler de la situation des réfugiés et les migrants qu’on trouve sur des radeaux de fortune. Il y a des détournements pour parler de soi-même. Aurora Reinhard qui incarne Saint Sébastien et qui parle de ses blessures amoureuses en faisant un autoportrait en imprimante 3 D. Il y a aussi des approches esthétiques, je pense en particulier à Bob Wilson quand il reprend le portrait de Marat avec Lady Gaga. Il y a encore des approches amusantes, quand l’artiste se sent très libre. Il y a tellement de manières de réaliser ces détournements ! Warhol a entrepris sa série sur La Cène, la version qu’on a choisie, il l’a faite en réaction à l’actualité sur le sida qui se propageait et les victimes dans le milieu gay à New York et à San Francisco.
Parfois, on pourrait dire que le détournement, c’est paresseux, puisqu’on se sert d’une œuvre déjà faite. Mais pour moi, c’est surtout un constat d’humilité. Quand on va parler d’un peuple qui se révolte contre l’autorité, c’est difficile de faire mieux que Delacroix !

« The Death of Marat », 2013, Bob Wilson - © Courtesy Robert Wilson. All rights reserved

« The Death of Marat », 2013, Bob Wilson – © Courtesy Robert Wilson. All rights reserved

Dans votre livre, on croise bon nombre d’artistes LGBTQ. Comment expliquez-vous que ces artistes sont enclins à aller dans le détournement d’œuvres célèbres ?

Dans le détournement, il y a l’aspect revendicatif, celui d’exiger une place. Pour reprendre la Cène de de Vinci, on revendique une place à la table pour être considéré comme le reste de la population. Le propos n’est pas de rentrer dans le rang, mais d’élargir le spectre. La différence a aussi le droit d’exister. En détournant le Déjeuner sur l’herbe (de Manet), 2Fik délivre un message tout en s’amusant, “en foutant le bazar” comme il le dit lui-même, avec un côté très provoc’ à de multiples niveaux. Il casse un certain nombre de codes et de représentations.
Dans le canon de l’histoire de l’art, on voit toujours les mêmes personnes et ces artistes font une proposition avec d’autres profils. Cela donne des images tout aussi belles et tout aussi touchantes.

« Dans le canon de l’histoire de l’art, on voit toujours les mêmes personnes et ces artistes font une proposition avec d’autres profils. »

Parfois ce n’est pas sans risque si on prend l’exemple d’Elisabeth Ohlson Wallin qui a reçu des menaces de mort quand elle a détourné « La Cène » avec des drags queens…

C’est vraiment le pouvoir des images. Concrètement, on ne fait de mal à personne. Quand Elisabeth Ohlson Wallin fait une photo d’un baptême, elle heurte peut-être des sensibilités mais elle ne fait de mal à personne. Souvent on se trompe de cible. Ce n’est pas elle qu’il faut attaquer, c’est l’hypocrisie ambiante qu’il faut dénoncer.

Quelles œuvres vous ont particulièrement marquées en travaillant sur ce livre ?

Celle qui m’a le plus marquée, c’est le poster de Mary Beth Edelson, une artiste féministe et activiste depuis son plus jeune âge. Elle reprend là encore l’image de La Cène et elle met en scène des femmes artistes qui n’avaient pas droit d’accéder aux circuits traditionnels du monde de l’art. Elle a demandé à des collectifs de femmes, à des associations de lui fournir des portraits photos qu’elle a ensuite collés sur la tête de Jésus et sur celles de ses apôtres : Georgia O Keeffe est à la place de Jésus, on voit aussi Yoko Ono, Joan Mitchell, Louise Bourgeois… C’est ni plus ni moins qu’un trombinoscope et elles sont ainsi devenues visibles.

Artjacking !, de Maureen Marozeau, Editions de la Martinière, en co-édition avec Arte Editions, 192 p., 32 €.