Interview long format avec Olivier Charneux, auteur de « Le Glorieux et le Maudit »

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Dans « Le Glorieux et le Maudit », l'auteur Olivier Charneux fait sortir de l'ombre Jean Desbordes, dont la longue relation avec Cocteau, l'œuvre littéraire et le rôle important joué dans la Résistance ont été trop longtemps minorés. Interview.

olivier charneux le glorieux et le maudit cocteau desbordes -Hanna Assouline

Peu de gens connaissent Jean Desbordes (1906-1944). Auteur de romans et de pièces de théâtre, amant de Cocteau, résistant, il est mort sous la torture, tué par la milice française et son nom a vite été quasi oublié.

C’est tout le prix du nouveau roman d’Olivier Charneux de nous faire revivre le parcours de cet homme si singulier, si moderne dans son approche de la sexualité, si libre !

A travers des pages qui fourmillent de détails sur les années 30 et 40, la vie LGBT de l’époque, les années d’insouciance et de liberté mais aussi les années plus répressives, Olivier Charneux parvient à nous captiver mais aussi à nous émouvoir.

Dans une construction chronologique assez classique, on découvre un très beau jeune homme au milieu des années 20, qui dans sa correspondance avec Cocteau, va tout faire pour se rapprocher de l’écrivain déjà célèbre. Olivier Charneux ne cache rien de leur addiction à l’opium et à la cocaïne durant les années de leur relation amoureuse. Après sept ans de vie commune, mouvementée mais aussi riche d’accomplissements artistiques pour Jean Desbordes, celui-ci va se marier puis quand la guerre éclate, va se joindre à la Résistance et jouera un rôle très important mais souvent minoré depuis.

Dans l’interview qu’il nous a accordé, Olivier Charneux nous explique sa démarche littéraire et presque militante aussi, qui l’a conduit à faire sortir de l’ombre cet homme passionné et passionnant, à la vie trop courte et s’interroge aussi sur les raisons de son effacement après la Seconde Guerre mondiale.

 

Komitid : Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce livre ?

Olivier Charneux : Ce livre clôt une trilogie sur l’amnésie face aux injustices faites aux homosexuels. Il y a eu mon roman Les Guérir (Robert Laffont, 2016), sur les expériences médicales dans les camps. Le second, Le Prix de la joie (éditions Séguier, 2020), sur l’affaire Charles Trenet et sur la loi homophobe qui a condamné le chanteur en 1963. Ce dernier livre sur Jean Desbordes est né des déclarations d’Emmanuel Macron, suite au décès du résistant Daniel Cordier (le 20 novembre 2020, ndlr). Je cite la phrase exacte du Président : « il était libre dans ses amours ». Macron utilise une périphrase, comme si le fait que Cordier, résistant, secrétaire de Jean Moulin, était aussi homo, c’est encore tabou !

… sachant que Cordier lui-même l’avait dit

Tout à fait. Il l’a déclaré tardivement mais c’était courageux. Il serait donc toujours impossible d’associer gay et résistant. J’ai écrit une tribune dans tetu sur les repères positifs de notre histoire. Puis j’ai recherché les résistants et résistantes gays et lesbiennes. J’en ai trouvé pléthore, dont Rose Valland, Rolande Trempé, Edith Thomas chez les femmes. Chez les hommes, on peut citer notamment Pascal Copeau, Roger Stéphane ou encore… Jean Desbordes. Mais la seule information publique sur ce dernier, c’est qu’il était secrétaire de Jean Cocteau, son amant, et grand résistant. Il n’y avait pas beaucoup plus d’informations sur lui que ça. L’association avec Cocteau me plaisait parce que Cocteau avait lui côtoyé les occupants nazis. J’ai gratté un petit peu et je me suis attaché à cet écrivain.

Comment as-tu effectué tes recherches ?

J’ai lu les biographies de Cocteau, mais cette histoire là est souvent minorée. Claude Arnaud en parle plus que les autres, sans faire l’impasse. La relation Cocteau-Desbordes a duré sept ans tout de même ! Mais en fait, il y avait très peu d’informations. Donc, je suis allé à la Bibliothèque historique de Paris, où j’ai trouvé une partie de la correspondance Cocteau-Desbordes. C’était un trésor fabuleux puisque Desbordes a 19 ans quand il commence à “draguer” Cocteau dans ses lettres. Cette correspondance va de 1925 à 1929. Je suis aussi allé aux archives de l’armée à Vincennes. J’ai retrouvé le dossier Desbordes où il y a tous les témoignages, notamment ceux du réseau F2 dont il faisait partie, lors de son arrestation et de sa torture. J’ai aussi lu les rares documentations sur la vie gay de l’époque.

Il y a notamment dans ton roman la description précise d’un sauna…

Je me suis appuyé sur le site Hexagone Gay ainsi que sur Mémoires des sexualités, les archives de Christian De Leusse, à Marseille. Cela m’a été très utile pour mieux appréhender la vie gay de l’époque, les lieux de drague, etc. C’est très précis. J’ai aussi travaillé aux Archives nationales, ainsi qu’aux archives de la Comédie française, pour tout ce qui concerne la pièce de Jean Desbordes. Desbordes n’avait pas de descendant et je n’avais pas d’informations sur sa femme, sur son beau frère. J’ai aussi donc passé beaucoup de temps aux états civils des communes concernées. Enfin, l’écrivain Julien Thèves qui est aussi un voisin, m’a fourni des informations car son grand père était ami de Desbordes. Un hasard incroyable ! Pour moi, ce n’était plus une histoire ancienne et il m’a fourni des documents précieux.

« Cocteau et Desbordes se sont beaucoup drogué et ils dépensaient beaucoup d’argent dans les produits. »

On voit la place que tient la drogue – cocaïne et opium – dans la relation entre les deux hommes. Avais-tu conscience de cela avant d’écrire ce livre ?

Non et cela m’a surpris. Il faut mettre cela en parallèle avec une morale implacable et une censure. Il y a une liberté qui commence à être écorner par le préfet Jean Chiappe dès 1927. Il ferme les promenoirs de cinémas, il interdit les bals, ce qui contredit cette image des années 30 très effervescentes. Elles le sont mais il y a aussi beaucoup de répression. J’ai trouvé des archives policières que j’utilise dans le livre lors d’une arrestation et où les mots homophobes du flic sont reproduits texto. Pour en revenir à la drogue, elle est fortement présente dans le milieu intellectuel mais pas que. Marseille et Toulon étaient les grandes plaques tournantes françaises et européennes du trafic. Cocteau et Desbordes se sont beaucoup drogué et ils dépensaient beaucoup d’argent dans les produits. L’opium servait à s’ouvrir à d’autres mondes, à se relâcher, la cocaïne contrait les effets un peu mollassons de l’opium.

Jean Desbordes se marie. Pourquoi fait-il cela à ton avis ?

Même s’il refusait les étiquettes, on peut le dire, il était bi. Il a toujours été entouré de femmes en fait. Dans ses deux plus belles œuvres, Les Tragédiens et sa pièce (La Mue), il évoque les rapports d’un fils à sa mère. Je me suis interrogé sur sa femme. Etait-ce un mariage entre deux personnes homos ? Ils n’ont pas eu d’enfants mais je n’ai pas eu d’infos là-dessus. C’est un grand hédoniste et je ne pense pas qu’il se marie pour être dans quelque chose de conventionnel. Il a eu d’autres relations avec des femmes pendant qu’il était avec Cocteau mais sans cacher son désir et son goût pour les garçons.

Cocteau le défend beaucoup, en particulier contre les surréalistes, qui étaient très homophobes. Mais une fois qu’ils se séparent, il ne fait plus grand chose…

Il y a eu un éloignement certain de Jean Desbordes, qui sous l’action de sa mère, a voulu s’éloigner de la drogue. Il s’est aussi éloigné des mondanités et de ces grands bourgeois qui n’étaient pas de son monde. Lui vient de province, il a toujours étiquetté comme un grand naïf. Mais Cocteau l’a abandonné, c’est certain.

Comment passes-tu des informations et des archives au roman ?

L’art du romancier est de mettre en scène la vie. Tu peux aussi bien passer en dialogue des rapports de police ou de la correspondance. Le roman permet d’éclairer et d’être en empathie. Mais je respecte les sources.

Comment expliques-tu ce double effacement de Jean Desbordes, l’auteur et le résistant ? 

Il y a plusieurs facteurs. Il arrive dans la vie de Cocteau après Raymond Radiguet (1903-1923, ndlr) et les gens l’ont taxé de profiteur. Il a commencé avec un essai poétique (J’adore, ndlr) et ça lui a causé du tort. Le fait aussi qu’il soit un homosexuel déclaré et déclarant à tout bout de champ le plaisir de la sexualité libre, éloignée de la culpabilité stigmatisante des églises, a pu jouer. C’est d’ailleurs lui qui a permis à Cocteau de s’émanciper de cet énorme pilier qui était Jacques Maritain, un philosophe catholique qui avait un grand pouvoir à l’époque. Desbordes a été “massacré” parce que libéré sexuellement. Il y a aussi une différence de classe qui a son importance.

« Il y a eu un nombre important de personnes gays et lesbiennes dans la résistance et on met ça sous le boisseau »

Et sur l’effacement de son rôle dans la Résistance ?

C’est absolument rocambolesque et très compliqué. Ce sont des Français qui l’ont tué, la Milice française. Jean Desbordes est le premier mort de la rue de la Pompe, à Paris. Le procès de la rue de la Pompe, où il a été torturé et tué, a été bâclé, c’est une mascarade. La presse de l’époque a même crié au scandale. Le chef nazi n’a pas été condamné car il a été après la guerre embauché par les services secrets français et américains. La dénonciatrice de Desbordes n’a pas été inquiété car protégé elle aussi par les services secrets. Son nom n’était pas cité mais son pseudo de résistant. Il est parti aux oubliettes. Et pour moi, l’essentiel dans cet effacement, c’est sa “vie dissolue”. Il est toxicomane, il est bi, il aime l’amour charnel, il est protestant et il n’est pas encarté. Il n’est ni gaulliste, ni communiste. Jean Cocteau le reconnait lui-même dans une interview sur Desbordes en 1960. Il y explique que si Desbordes avait été communiste, il aurait été soutenu. On associe souvent l’homosexualité à la collaboration mais rarement la Résistance. C’est tellement évident pourtant. Il y a eu un nombre important de personnes gays et lesbiennes dans la résistance et on met ça sous le boisseau. On ne parle jamais des raisons pour lesquelles Desbordes est entré en résistance. Il est protestant, certes non pratiquant, mais il ne supportait pas la discrimination envers un groupe, en l’occurence les juifs. C’est le premier motif de son engagement avec également la défense de son pays dans un élan patriotique. Il ne se battait pas pour un idéal politique. Tout comme Cocteau, qui se tenait lui toujours à proximité des gens de pouvoir pour son intérêt particulier. Ce qui ne plait d’ailleurs pas à Desbordes, qui s’est éloigné de ce milieu. Il estime même que la richesse est un poids dans sa création et il va vivre dans un HLM avec sa mère. Il en est heureux, il ne s’en plaint pas. Ce type me surprend car il me prend toujours à contre pied. J’avoue que c’était un bonheur d’écrire ce livre, car Desbordes est surprenant, inattendu, il est frais, il est entier.

Qu’est-ce qu’il faut lire de Desbordes ?

Sans conteste Les Tragédiens pour lequel je vais me battre pour qu’il soit réédité. Sa pièce aussi qui avait été créé à la Comédie française en 1938, avec Madeleine Renaud et Julien Bertheau.

Tu parlais de faire sortir des personnages de l’oubli. Carl Vernet, le médecin qui voulait « guérir » les homosexuels des camps, est lui aussi tombé dans l’oubli, mais à son avantage car il s’est enfui en Argentine…

Je l’ai fait sortir de l’oubli pour dénoncer ce qu’il a fait. Je me suis mis dans la tête du bourreau pour comprendre d’où venait cette idée horrible de vouloir “les guérir”. Je ne voulais pas réhabiliter un bourreau bien sûr. A travers ces trois personnages, je voulais parler d’une histoire occultée. Ce qui m’intéressait avec Charles Trenet, c’est la loi homophobe de Vichy, dont j’ai retracé la généalogie. J’essaie de faire œuvre utile. Pour Desbordes j’aurais pu ajouter qu’il était polyamoureux. Il fait l’amour avec la nature et il aurait été dans cette mouvance de l’écologie queer. Il aurait pu faire partie des Radical Faeries ! La nature c’est ce qui lui manquait dans le milieu littéraire parisien. Il n’était pas gêné par son corps et par sa sexualité. Il était le représentant d’une sorte de libération sexuelle qui a eu lieu 30 ans après lui.

« Le Glorieux et le Maudit – Jean Cocteau-Jean Desbordes : deux destins », d’Olivier Charneux, Le Seuil, 272 p., 19,50€.

 

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