Signe Baumane, réalisatrice de « My Love Affair With Marriage » : « L'animation est toujours un milieu dominé par les hommes et l'argent »

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Komitid s'est entretenu avec Signe Baumane, la réalisatrice du génial « My Love Affair With Marriage », sur la représentation dans le cinéma d'animation, son personnage trans, et son travail avec Bill Plympton.

Signe Baumane
Signe Baumane

En règle générale, le cinéma d’animation et la représentation LGBTQ+ ne font pas bon ménage. En témoignent les nombreuses polémiques quant à Disney qui bloquerait les employés de Pixar de toute représentation queer et le soutien passé du studio aux grandes oreilles à la loi Don’t Say Gay.

Bien souvent, les studios américains nous ont habitués à des personnages de second plan qui se tiennent discrètement la main ou à des allusions ambigües qu’ils pouvaient aisément couper au montage pour convenir aux lois LGBTphobes de certains pays.

Un traitement qui semble toucher à sa fin : le dernier film d’animation Disney sorti directement sur leur plateforme l’année dernière, Avalonia, assumait l’homosexualité de son personnage principal.

À l’instar des Mitchells contre les machines, sorti sur Netflix en 2021 et produit par la Fox, qui abordait lui aussi l’homosexualité de son héroïne avec simplicité.

My Love Affair With Marriage de la cinéaste indépendante lettonne Signe Baumane, en salle dès le 7 juin, vient donner un bon coup de pied dans cette fourmilière de costards-cravates peureux. Avec cette comédie musicale déprimée, véritable mode d’emploi de la mauvaise épouse, la cinéaste décortique sa relation avec le mariage, de son enfance en Union soviétique à son départ pour les États-Unis en passant par son second mariage avec une personne trans. Des chansons terriblement efficaces, une imagination plastique débordante et des idées scénaristiques malignes font de ce second long-métrage un petit bijou d’humour et d’impertinence. Komitid s’est entretenu avec la cinéaste pour parler plus en détail de ce film rare.

Komitid : C’est votre deuxième film. Le premier, Rocks in my pocket, n’est malheureusement pas sorti en France. Il était basé sur les femmes de votre famille et la transmission d’un traumatisme commun de génération en génération. À quel point My Love Affair With Marriage est lui aussi inspiré de votre vie ?

Signe Baumane : My Love Affair With Marriage est tout aussi autobiographique que le premier. Le premier était peut-être plus brut dans cet aspect-là parce que c’était ma voix qui racontait l’histoire et que ça en faisait presque un documentaire. Celui-ci est plus stylisé parce qu’il y a des chansons, on y parle de biologie, le tout est fait de manière plus divertissante et engageante ! Donc je ne pourrais pas dire que c’est du documentaire, on est dans de la fiction pure, pour autant très inspirée des évènements de ma vie.

D’où vous est venue l’idée et l’envie d’en faire une comédie musicale ?

Je voulais plonger au plus profond des questions qui m’obsédaient : pourquoi on se marie ? Pourquoi vouloir à ce point tomber amoureux ?  Et quand j’ai compris à quel point les concepts de mariage et d’amour romantique sont étroitement liés au genre, j’ai eu envie de faire une sorte d’introspection, de voir où tout ça avait commencé pour moi. À quel moment un enfant assimile pour la première fois que l’amour et le mariage ont uniquement à voir avec le sexe opposé ? Je me suis rendu compte qu’une part conséquente de cette pression sociale est transportée par la musique, celles qui passent à la radio, qu’on se fredonne dans notre tête et qu’on intériorise sans même s’en rendre compte. C’est ce que je voulais représenter par ce trio chantant que j’appelle des « sirènes mythologiques » (trois petites créatures volantes qui rappellent l’héroïne à l’ordre lorsqu’elle déroge à sa condition de femme, ndlr).

En opposition à ces trois « sirènes mythologiques », vous introduisez aussi une autre créature qui est dans le corps de Zelma et explique ses réactions par ce qu’il s’y passe biologiquement…

J’appelle justement ce petit bonhomme Biologie. Il était censé contre-balancer la présence de ces trois harpies. Il n’en a que faire des chansons, il est là pour établir des faits scientifiques. N’importe quel enfant doit apprendre à contrôler ses émotions, garçon ou fille. Et en tant que jeune fille assez peu docile, Zelma a beaucoup d’émotions très puissantes qu’elle doit réfréner. Donc j’aimais bien cette idée d’illustrer la lutte littéralement intérieure qui se jouait en elle.

« Quand on a projeté le film à Annecy, des personnes trans soient venues me voir pour me dire qu’elles se sentaient enfin vues »

Dans le film, vous abordez aussi la transidentité d’un personnage, le deuxième mari de Zelma, de manière extrêmement simple et inattendu. C’est aussi quelque chose qui vous est arrivé ?

C’est quelque chose qui est directement inspiré de ma vie oui. J’ai été mariée à un homme gender-fluid, qui est resté un collègue génial et un très bon ami. Quand on s’est marié je ne connaissais évidemment pas son secret, et j’essayais tant bien que mal de le comprendre, sans succès. Pour qu’il se confie à moi j’ai dû le quitter. S’il me l’avait dit avant j’aurais pu me connecter avec lui plus directement. Puis quand je l’ai rencontrée à nouveau, je suis tombée amoureuse d’elle (Rires) ! Ça me semblait tellement naturel et organique que je me devais de l’aborder dans le film de la plus simple des façons.

Lors de la réception de votre prix au Festival d’Annecy l’année dernière, vous avez tenu à le dédier à « toutes les réalisatrices et les personnes queers, trans et non-binaires »…

En grandissant je me sentais très différente, et j’ai beaucoup souffert de ça. Pour devenir celle que je suis aujourd’hui, j’ai dû trahir une certaine partie de moi. Donc même si je ne suis pas queer moi-même à proprement parlé, cette lutte pour l’acceptation de la société, de sa propre famille, je m’en sens très proche. Ça m’a consumé quand j’étais plus jeune de devoir mentir sur qui j’étais, de devoir me conformer à ce qu’on attendait de moi. Et j’ai terriblement envie que cette société change enfin, qu’elle devienne plus inclusive. Donc cette petite phrase dans mon discours était une évidence pour moi. Puis j’étais ravie que, quand on a projeté le film à Annecy, des personnes trans soient venues me voir pour me dire qu’elles se sentaient enfin vues. C’était un moment très gratifiant pour moi.

Dans le cinéma d’animation, les récits et personnages LGBTQ+ sont encore très rares. Comment expliquez-vous cela ?

Je ne sais pas vraiment. J’avais une envie folle de raconter ce genre d’histoires, et je pense que c’est plus important que jamais. Mais l’animation est malheureusement toujours un milieu dominé par les hommes, par l’argent… comme le reste du cinéma ! Pour autant depuis que je travaille en indépendante, totalement en dehors des structures financières classiques, je me sens bien plus libre de raconter ce genre d’histoires. Le plus important pour moi est de rester indépendante. Vous pouvez aimer ou ne pas aimer mes films, mais on ne peut pas nier qu’ils découlent d’une vision artistique particulière. Là où, dans le milieu de l’animation mainstream, j’ai souvent l’impression que les films sont faits par des comités. Les producteurs décident de tout, ils choisissent quels personnages peuvent être montrés ou non, enlèvent les personnages queers qui empêcheraient la sortie du film dans des pays… J’écris mes scénarios moi-même, je gère les dépenses, et c’est ma vision qui prime. Ma voix n’est pas délitée par des considérations annexes, c’est pour ça que je peux aborder ce genre de thèmes.

Depuis plus d’un an, vous montrez le film un peu partout dans le monde. Comment vivez-vous l’accueil du public ?

Ça a été super ! On a eu plusieurs expériences très particulières, comm en Inde par exemple. C’est un pays encore très conservateur, et ils ne sont même pas encore arrivés au point de parler des personnes LGBTQ+, mais j’étais surprise de la réception plutôt bonne. Même chose en Égypte ou encore au Mexique. J’ai l’impression que le film excite beaucoup les gens, en bien plus qu’en mal. Il est sorti en Lettonie, où il y a aussi eu des réactions assez vives. On y entend parfois des choses absurdes et tellement intolérantes, comme le fait que ça deviendrait bientôt obligatoire de transitionner, qu’on nous forcera à le faire… Donc je me demandais comment ce serait pour ces personnes de voir mon film et j’ai été surprise de voir qu’après les projections, personne ne me parlait du personnage trans. J’avais l’impression que la plupart ignoraient volontairement le message de tolérance du film, se cachaient les yeux devant. On ne me parlait que du passé soviétique !

Vous avez réalisé beaucoup de courts-métrages avant vos deux longs, et avez aussi travaillé sur plusieurs films de Bill Plympton, qui est pour beaucoup l’un des grands maîtres du cinéma d’animation. Qu’est-ce que vous gardez de votre collaboration avec lui ?

Quand je suis arrivée à New-York, j’avais déjà fait trois courts-métrages en Lettonie et je voulais absolument me remettre à réaliser. Je me suis vite rendu compte qu’aux États-Unis il n’y avait aucun financement pour produire de tels projets. Quand j’ai rencontré Bill, il réalisait plein de petites publicités et gardait l’argent qu’il gagnait pour payer les dépenses de ses propres films. Il m’a appris comment se débrouiller dans ce genre de business qui peut être très vicieux : comment faire des films pour presque rien tout en faisant quelque chose de beau à regarder. Évidemment on est très différents, nous n’avons pas le même sens de l’humour, pas les mêmes centres d’intérêt et thèmes de prédilection, mais j’ai beaucoup appris de lui. On est encore très amis, il a vu mes deux films et a même amené son fils de 11 ans voir My Love Affair With Marriage ! Il n’a pas compris grand chose mais c’est déjà ça ! (Rires).

My Love Affair With Marriage, de Signe Baumane, au cinéma le 07 juin 2023.