Interview long format de Frédéric Chaudier : « Tant qu'on ne tape à la racine des discriminations que le VIH met en lumière, l'épidémie prospérera »

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Le réalisateur Frédéric Chaudier a bataillé des années pour mener à bien son documentaire « Révolution sida ». Dans l'interview qu'il nous a accordée, il confie ces difficultés pour mener à bien ce projet et évoque les moments d'un tournage qui l'aura marqué pour toujours.

Frédéric Chaudier, réalisateur de « Révolution sida »
Frédéric Chaudier, réalisateur de « Révolution sida » - DR

L’épidémie de Covid a mis dans l’ombre la crise du sida, qui depuis plus de 40 ans, a impacté de très nombreux pays du monde et conduit à la mort de plus de 40 millions de personnes.

Des traitements efficaces ont été développés, mais on ne guérit toujours pas de l’infection par le VIH et près de 40 % des personnes atteintes n’ont toujours pas accès aux traitements. L’objectif affiché de mettre fin à l’épidémie en 2030 s’éloigne alors que le sida n’est plus en tête des priorités. Pire, de très nombreux pays mettent en place des législations dont on connaît l’impact négatif sur la dynamique de l’épidémie.

LGBTphobies, criminalisation des travailleur·euses du sexe, chasse aux usager·ères de drogue, inégalités de genre, toutes les discriminations contribuent à maintenir les niveaux d’infection à un haut niveau dans les populations vulnérables.

C’est en substance le message principal du documentaire évènement de Frédéric Chaudier, Révolution sida, qui nous entraîne dans plusieurs pays (Afrique du Sud, Russie, Chine, Thaïlande et Etats Unis), à la rencontre des militant·es engagé·es, des expert·es, des figures iconiques de la riposte au VIH/sida.

Près de cinquante personnes témoignent dans ce film dense, sombre et très documenté, en particulier lorsque le réalisateur doit faire preuve de prudence pour aller filmer dans une région chinoise ravagée par l’épidémie ou en Russie, où la traque aux usager·ères de drogue prend des proportions inédites.

Il a fallu plusieurs années à Frédéric Chaudier pour réussir à convaincre des producteurs pour son film. Dans l’interview qu’il nous a accordée, il confie ces difficultés pour mener à bien son projet et évoque les moments d’un tournage qui l’aura marqué à jamais.

 

Komitid : Cela fait des années que vous avez débuté ce projet de film. Quelles ont été les différentes étapes ?

Frédéric Chaudier : C’est par la lecture d’un article du Monde, qui actait d’un certain nombre d’évolutions et de non évolutions de cette épidémie dans différents endroits du monde, que tout a commencé. Je pensais que c’était dément qu’une affaire aussi ancienne, même s’il y a eu d’énormes progrès et une forte mobilisation des associations, en soit encore à ce niveau. J’en ai parlé au producteur Guillaume Roy et nous avons approché un diffuseur. Mais celui-ci voulait qu’on mette surtout en avant les choses positives dans les avancées sociétales, dans la recherche et le tout en 52 minutes. Certes la situation en France s’est beaucoup améliorée, mais il reste de nombreux endroits dans le monde où de graves problème subsistent.

C’est grâce à l’engagement de Orange Studios en 2015 que le film a pu être lancé et se faire. Une autre rencontre qui a été déterminante est celle avec Pierre Bergé qui de manière évidente m’a dit qu’il allait m’accompagner sur ce film.

Vous avez multiplié les tournages…

Le premier a eu lieu en Afrique du Sud car il se trouvait qu’en 2016, la conférence mondiale revenait à Durban, 16 ans après la première conférence sur le continent africain. C’était une occasion formidable, parce qu’il y avait cette chose cyclique qui revenait et puis comme c’était un gros événement, il y avait la possibilité de rencontrer beaucoup de gens du monde entier dans un même endroit. On s’est fabriqué un studio et j’ai pu interviewer plusieurs personnes et tourner de nombreuses séquences.

« Par la violence invraisemblable qui est réservée à certaines populations en Russie, je voulais montrer la folie de cette volonté de combattre l’épidémie par ce biais »

Comment les thèmes des différentes séquences de votre film, sur l’accès au traitement, sur les droits des personnes, sur les discriminations, se sont-ils imposés ?

Je ne pouvais pas être exhaustif bien sûr. J’ai choisi l’Afrique du Sud, pour les raisons que j’ai évoquées mais aussi parce qu’historiquement c’est un pays très fortement touché. J’ai cherché à combiner un pays avec un certain nombre de problématiques que le pays pouvait porter parce qu’il les a traversées ou les traversent encore. Par la violence invraisemblable qui est réservée à certaines populations en Russie, je voulais montrer la folie de cette volonté de combattre l’épidémie par ce biais. Pour les usagers de drogue mais aussi l’ensemble de la communauté LGBTI+, on peut voir cette politique répressive comme une tentative d’éradication. L’extrémisme d’une frange de la population utilisée par le pouvoir contribue à cette volonté d’éradiquer. Par la législation aussi puisque des lois interdisent la littérature de prévention entre autres. Dans le métro, il y a des messages de prévention du VIH. Mais la solution qui est donnée, c’est la famille hétérosexuelle avec des enfants. Il y a une telle pression sur ces populations que les gens ne vont pas se dépister et que l’épidémie est explosive dans de nombreux endroits du pays. L’idée était de chercher à combiner ce qui fait partie des maux de cette épidémie, y compris en France, à savoir la stigmatisation de l’orientation sexuelle.

 

Image extraite de « Révolution sida » - DR

Image extraite de « Révolution sida » – DR

Et en Chine, qu’avez-vous souhaité montrer ?

Il y a quelque chose de plus sourd, culturel, qui agit sur cette question de la stigmatisation. Et évidemment, il y a cette épidémie liée au sang contaminé qui laisse sur le carreau, dans toutes ces zones de Chine qui ne sont pas brillantes, une population avec peu de ressources et dont la santé s’effondre au fil du temps. Ces situations-là sont intellectuellement totalement absurdes et, je le dis mal, mais dans mon rapport à l’humanité c’est quelque chose qui me blesse considérablement. Je ne peux pas rester inerte par rapport à cela. Il faut continuer à documenter, à rapporter, c’est absolument nécessaire. Le pari était que les situations rencontrées dans chaque pays traversé créent un effet miroir avec ce qu’a connu et ce que peut continuer de connaître la France. Aux Etats-Unis, la paupérisation et la migration  que je montre, avec leurs conséquences sur l’épidémie, on la voit aussi en France. C’est pour moi une façon de faire réfléchir collectivement sur : “Que fait-on de nous ?”.

« Comme je ne pouvais pas tout raconter, le pari était que les situations rencontrées dans chaque pays traversé créent un effet miroir avec ce qu’a connu et ce que peut continuer de connaître la France »

Le film est très dense, avec une masse énorme d’informations. Aviez-vous envisagé d’en faire une série ?

Non ça n’a pas été envisagé. Mais c’est tellement complexe. Le VIH/sida est une loupe ou une clé d’entrée à tellement de complexités du monde. Oui c’est très dense mais j’ai voulu éclairer la complexité du mieux que je peux dans les contraintes fixées par la sortie en salles. Cela pourrait se déployer dans une série plus large, mais il faut trouver preneur.

 

Image d'une manifestation à Durban, en Afrique du Sud- DR

Image d’une manifestation à Durban, en Afrique du Sud- DR

Vous avez aussi fait le choix d’interviewer des experts institutionnels et très célèbres dont Bill Gates, Michel Sidibbé, etc. 

L’épidémie elle-même a sa part institutionnelle. J’ai essayé de représenter les strates d’action. Il y a les personnes dont des personnes séropositives, des représentantes d’ONG et d’associations qui sont pour certains séropositifs. Et puis, c’est un voyage, donc les représentations internationales me semblaient nécessaires. Sur le projet de mettre fin à l’épidémie c’est une initiative de l’Onusida, donc je vais voir ses représentants. Bill Gates est l’un des acteurs majeurs de la lutte contre le VIH, on peut en penser ce qu’on veut mais il est incontournable dans le domaine de la santé mondiale. J’ai pu le rencontrer et sa présence est légitime.

Quelle association vous a marqué ?

En Afrique du Sud, Treatment Action Campaign a énormément fait bouger les lignes. Si les associations russes n’étaient pas là, c’est déjà catastrophique mais ça serait bien pire.

Y a-t-il dans certains pays une forme de maîtrise de l’épidémie ?

Oui mais une maîtrise tout à fait relative. Il y a un couvercle, on maintient sous pression mais dès qu’on relâche, ça repart. Les acteurs de terrain sont là pour alerter, pour venir au secours de, pour conseiller, le bénéfice est que toutes ces associations continuent de faire  leur boulot sur le terrain. Sinon, ça peut repartir. Politiquement il y a des faiblesses, il y a des errements. Ce qui est très présent en Chine mais ailleurs aussi, c’est que l’appât du gain prévaut sur l’humanité. En Afrique du Sud, Gail Johnson dédie son existence à ce combat depuis 25 ans. Elle s’est esquintée mais elle obtient des résultats. Elle a créé un lieu qui est un refuge pour ces femmes et ces enfants séropositifs qui sinon seraient à la rue.

« Tant qu’on ne tape à la racine des discriminations que le VIH met en lumière, l’épidémie prospérera »

Le sida comme l’avait dit le fondateur de Aides, Daniel Defert, a pu être un “réformateur social”. Et en France, certaines lois, je pense en particulier au pacs, mais aussi aux droits des malades, sont issues de cette lutte. Mais votre film tend à montrer que dans de nombreux pays, ce n’est pas le cas…

Tant qu’on ne tape à la racine des discriminations que le VIH met en lumière, l’épidémie prospérera. C’est la stigmatisation, la pauvreté, le cynisme. Il y a eu des victoires aussi. Il existe aussi des mécanismes internationaux qui permettent de s’opposer à la rapacité en particulier des laboratoires pharmaceutiques. Tout ce qui réduit le périmètre de l’Etat dans ses missions régaliennes fragilise la société. Il y a aussi des alternances politiques qui vont impacter la lutte contre le sida, on l’a vu aux Etats-Unis avec Trump. Il a notamment entrepris la guerre au système de santé et les conséquences sont encore visibles aujourd’hui, malgré l’élection de Joe Biden.

Entre 2015 et aujourd’hui, qu’est-ce que vous retenez de ce tournage et qu’est-ce qui a pu changer dans votre perception de cette épidémie ?

Toutes ces rencontres m’ont modifiées. Je pense en particulier à Edwin Cameron (juge sud-africain gay et séropositif, ndlr). Comme si ces gens que la vie n’a pas épargnés transmettaient à leur tour un supplément d’humanité. Devant lui, on est face à un ange. Sorti de son couloir de confort, il a été assez seul mais c’est comme si cette douleur avait créé énormément de beauté et d’humanité.

Tant qu’un problème n’est pas réglé, la politique doit être à la hauteur et cette impermanence des politiques publiques créent de l’instabilité. Ce que j’ai vu en réalisant ce film, c’est que 42 ans après, il y a toujours beaucoup de souffrances parmi les personnes touchées.

« Révolution sida », de Frédéric Chaudier, en salles le 30 novembre.