3 questions à Pier Ndoumbe, du festival décolonial Niofar consacré au genre

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« Sur la question LGBTI, on constate aussi qu'il y a des clivages et que l'expérience n'est pas la même, qu'il peut y avoir un privilège blanc. Nous allons ainsi évoquer la question de l'homonationalisme. Et celle de l'afro-queer, du féminisme décolonial, du fémonationalisme. »

Photo de Régis Samba Kounzi, extraite de la série « Minorités », présentée au festival Niofar
Photo de Régis Samba Kounzi, extraite de la série « Minorités », présentée au festival Niofar

Né à Paris de parents originaires du Cameroun, Pier Ndoumbe est danseur et chorégraphe. Il a travaillé notamment à la Comédie Française et avec le groupe Daft Punk, ainsi que dans des centres dramatiques. Il a créé le festival Niofar pour interroger la radiation et comment « l’histoire coloniale continue de polluer les rapports dans la société ». L’idée n’était pas d’être dans une posture de donneur de leçons, ni universitaire, ni victimaire, mais d’explorer cette question avec des artistes bien sûr, mais aussi avec des politologues, des sociologues qui nourrissent la réflexion. Un thème est choisi chaque année depuis 2013 et en 2019, c’est le genre qui est à l’honneur, d’un point de vue décolonial. Raison de plus pour poser trois questions au fondateur de Niofar.

Komitid : D’où est venue cette envie de consacrer l’édition 2019 de Niofar au genre ?

Pier Ndoumbe : Le point de départ est la volonté de secouer l’hégémonie hétérosexuelle cisgenre misogyne blanche et chrétienne qui se positionne comme la référence universelle et ça continue encore aujourd’hui. Dans cette « racialisation » de la société, certains.es cumulent les oppressions : genre, race et classe (Angela Davis, Kimberlé Crenshaw) pendant que d’autres jouissent du « privilège blanc » (Robin DiAngelo, Peggy McIntoch). Comment exister dans un système qui vous dénigre, vous exclut et vous humilie sans cesse ? Il est urgent de raconter nous-mêmes nos récits. Il est urgent de réhabiliter toutes ces histoires effacées, occultées et falsifiées. Comment les personnes racisées se perçoivent elles-mêmes ? Comment se racontent-t-elles ? Comment mettent-t-elles en scène leurs créations ? Un exemple, concernant le voguing : nous n’allons pas montrer les vogueurs en scène, mais interroger cette « niche de résistance » selon les termes de Kader Attia. Lassindra va nous parler de leur univers, de son rôle de mother, de l’intérieur.

« C’est toujours les mêmes qui ont la parole alors que le racisme systémique structure toujours nos sociétés »

Dans le festival on parle beaucoup « d’ici et là-bas » : Paris et la banlieue, surtout les banlieues de l’est parisien, Paris et la province, Paris et les anciennes colonies, le centre et les périphéries, et de la citoyenneté à géométrie variable selon le territoire. Le festival essaye de croiser les regards entre les artistes, des activistes, et des intellectuels. Un comité de programmation se réunit et la priorité est donnée aux personnes racisées et concernées. L’histoire coloniale concerne tout le monde, et une méthode décoloniale devrait concerner tout le monde puisqu’il s’agit comprendre comment s’articulent les rapports d’oppressions. Malheureusement c’est toujours les mêmes qui ont la parole alors que le racisme systémique structure toujours nos sociétés. Sur la question LGBTI, on constate aussi qu’il y a des clivages et que l’expérience n’est pas la même, qu’il peut y avoir un privilège blanc. Nous allons ainsi évoquer la question de l’homonationalisme. Et celle de l’afro-queer, du féminisme décolonial, du fémonationalisme.

Quels sont les principales thématiques que vous allez aborder ?

La marraine du festival, Françoise Vergès, va parler, entre autre, du féminisme décolonial durant sa carte blanche. Dans sa réflexion est pointé le féminisme blanc qui oublie complètement les autres formes de féminisme, ou qui les ignore. Cela concerne l’afro-féminisme qui renait en ce moment mais qui n’est pas nouveau en soi. La question de l’homosexualité était intéressante à poser du point de vue des personnes racisées. La question de l’islam nous a paru importante dans ce cadre et c’est pour cela que nous invitons Ludovic-Mohamed Zahed (imam ouvertement homosexuel, ndlr). Sa démarche nous apparaît très importante. Il débattra aussi avec Mehammed Mack, Américain de mère égyptienne, professeur associé au Smith College à Northampton, qui lui a travaillé sur l’homosexualité dans les banlieues parisiennes. Son livre n’est pas encore traduit de l’anglais mais son raisonnement, c’est que les jeunes musulman.e.s LGBT ne se reconnaissent pas forcément dans le coming out, et montrent qu’on peut vivre son homosexualité différemment. Dans l’exposition virtuelle, le photographe martiniquais Jean-François Boclé s’est intéressé au voguing. La démarche du photographe Régis Samba Kounzi n’est pas du tout voyeuriste. Il est le seul à documenter l’homosexualité au Congo avec son travail intitulé « Minorités ».

« Les jeunes musulman.e.s LGBT ne se reconnaissent pas forcément dans le coming out, et montrent qu’on peut vivre son homosexualité différemment. »

Les gouvernements et les intellectuels africains sont toujours dans un déni total des questions LGBT. Johann Sordelet et Nathalie Muchamad, plasticienne, ont collaboré plusieurs fois avec ensemble afin que leurs recherches puissent se croiser dans une perspective intersectionnelle : c’est dans ce cadre qu’a été réalisée une série de photographies avec l’artiste Ellise Barbara à Montréal en 2017. Le processus de transition d’Elise n’était pas le sujet. Le but était de demander à l’artiste comment elle voulait apparaître. Elles et il ont donc travaillé sur un seul cliché. L’installation « Transidentités » de Kim Lan Nguyen Thi fait suite à une série d’entretiens menés avec E.M.M lors de son entreprise de changement de sexe. Dans la répétition d’une même image photographique, cette installation tente de tenir à distance la dénomination par un jeu de subordination réciproque entre texte et image. Nous proposons également une rencontre-débat avec Jo Güstin autour de son livre Ah Sissi, il faut souffrir pour être français ! ainsi que la protection du documentaire de Marthe Djilo Kamga, Vibrancy Of Silence – A Conversation With My Sisters, dans lequel la réalisatrice nous entraîne dans ses conversations avec quatre autres femmes artistes d’origine camerounaise qui, comme elle, connaissent l’exil et la nécessité de transmettre aux jeunes générations ce qu’elles retiennent de leurs cheminements et de la conjugaison de leurs identités multiples. Le Festival se conclut avec une carte blanche de Frieda Ekotto sur la poésie du genre et une performance de l’acteur et danseur Eric Abrogoua. Cette année, nous lançons aussi une boutique solidaire. Il s’agit ici d’expérimenter un modèle économique pour d’une part rémunérer les artistes invité.e.s, les artisans et tous nos partenaires et d’autre part, financer la logistique du festival.

Quelles difficultés particulières avez-vous rencontré pour monter ce festival ?

Évoquer la question décoloniale fait peur. Pour beaucoup, c’est une histoire qui est derrière nous : l’esclavage c’est fini, la colonisation c’est terminée depuis longtemps. Au niveau des institutions, c’est très difficile de trouver du soutien. Les communes reconnaissent que c’est un travail nécessaire mais elles bloquent. Ça se passe bien avec la mairie du 18e, on arrive à faire des choses. La Ville de Paris nous a soutenu au début mais plus rien. Au niveau des galeries, c’est compliqué aussi, certaines se présentent comme décoloniales, mais elles ne sont pas coopératives pour autant. Pour débloquer les choses, la connaissance, l’éducation, sont primordiales. J’interviens notamment dans des lycées. Les personnes racisées sont absentes des manuels scolaires, des postes de responsabilité dans l’art, des médias. Il faut retrouver des images positives des noir.e.s et des arabes.

À l’issue de notre entretien, Pier Ndoumbe a souhaité partager un extrait de l’ouvrage de Françoise Vergès, Décolonisons les arts (éditions L’Arche) qui résume selon lui à merveille ce concept de décolonisation. « …Décoloniser c’est apprendre à voir de nouveau, de manière transversale, intersectionnelle, à dé-naturaliser le monde où nous évoluons, fabriqué par des êtres humains et les régimes économiques et politiques. C’est apprendre à poser tous les morceaux comme un puzzle et à étudier les relations, les circulations, les croisements. Ainsi de nouvelles cartographies émergent qui questionnent le récit européen et font apparaître régionalisations et globalisations qui n’obéissent pas exclusivement à la logique Nord.Sud. Il s’agit de comprendre le monde autour de nous, de ne négliger ni le petit ni le grand, d’explorer les failles, les conflits, les trahisons, le complicités, les solidarités, les solitudes, les résistances. Décoloniser c’est inévitablement commencer avec le traite et l’esclavage colonial construit comme aussi naturels que le jour et la nuit. L’Église, l’État, la culture, le droit les justifiaient ». 

Festival Niofar, du 2 au 8 juin, dans plusieurs lieux à Paris, dont La Colonie et Violette & Co. Toutes les infos sur le site du festival.

Photo de Pier Ndoumbe par Erwann Le Gars