« Border », le film qui s’affranchit des frontières et questionne le sentiment minoritaire

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Ali Abbasi, le réalisateur d'origine iranienne du film « Border », auréolé du prix Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes, explique à Komitid comment il a adapté cette nouvelle du romancier suédois John Ajvide Lindqvist.

Eero Milonoff (Vore) et Eva Melander (Tina), dans « Border », d'Ali Abbasi

Border, c’est un des films les plus surprenants de l’année. Une femme pas comme les autres, Tina, travaille pour les douanes grâce à un don inexpliqué, son incroyable flair qui permet de débusquer les voyageurs mal intentionnés ou malhonnêtes. En rencontrant Vore qui met à mal son talent extraordinaire et inexpliqué, elle va enfin comprendre qui elle est vraiment. Pour ne pas trop éventer les multiples surprises qu’offrent ce film suédois d’une originalité folle, nous avons décidé de rencontrer son réalisateur d’origine iranienne Ali Abbasi et d’évoquer avec lui son travail, les questionnements auxquels il s’est confronté en travaillant sur la notion de « frontière » (border en anglais).

Komitid : Pourquoi avoir choisi d’adapter cette nouvelle de John Ajvide Lindqvist, l’auteur entre autres de Morse, déjà adapté deux fois au cinéma ?

La nouvelle elle-même a différentes couches. C’est une histoire très courte mais qui a de nombreux aspects très différents. Cela traite des souffrances et des peurs existentielles, de la solitude, du manque d’amour. C’est écrit sous forme de nombreux dialogues qui nous plongent dans les pensées de l’héroïne. Et l’approche est celle de l’opposition entre la nature humaine et les animaux, la violence et le pardon et les éléments de légende comme les trolls, et, enfin, l’ambiguïté de genre. Tout cela dans une histoire si courte avait quelque chose de fascinant. J’ai une façon commune de voir la complexité de la vie avec l’auteur du livre. Cela a été un point de départ idéal.

Ali Abbasi, le réalisateur de « Border »

Ali Abbasi, le réalisateur de « Border » – Metropolitan

Partir d’un texte court pour écrire un scénario de film de près de 2 heures nécessite une vraie créativité…

Le processus d’adaptation a été compliqué pour moi. Je n’étais pas habitué à travailler à partir du matériel de quelqu’un d’autre. D’habitude, j’écris seul et je pars de quelques pages écrites ça et là et avec lesquelles je construis une logique. Là, j’ai eu à comprendre la logique, le comment ça marche et comment moi j’allais pouvoir étendre cet univers. Prenons l’exemple de Brokeback Mountain, c’est adapté d’une très courte nouvelle. Vous avez les thèmes, les éléments et les personnages et là, vous devez travailler librement même si l’histoire n’est pas suffisante et qu’il faut donc l’étendre. C’est cet entre-deux qui est difficile à aborder.

« Pour être honnête, c’est un film très européen mais surtout très scandinave, cela va complètement contre la façon iranienne de voir les choses »

Quel était l’enjeu que vous souhaitiez mettre en avant et comment se pense un film aussi européen dans son récit et même dans sa forme quand on a grandi en Iran ?

Pour moi, le plus fort c’est l’idée de l’histoire d’amour entre deux personnages qui sont étranges, différents, laids et gros. Parler de leur vie, de leurs émotions et de leur histoire amoureuse sérieusement, c’est quelque chose que je n’ai pas vu souvent avant et c’était pour moi l’élément le plus subversif ! Pour être honnête, c’est un film très européen mais surtout très scandinave, cela va complètement contre la façon iranienne de voir les choses. Le cinéma iranien utilise beaucoup les métaphores, les non-dits, les secrets, un mysticisme dont je ne me sens pas très proche. Vous me direz que j’use aussi de métaphores et d’un langage allégorique mais ce que j’essaie de faire, c’est d’être généralement bien plus explicite. Je n’aime pas ne pas montrer les choses, laisser les spectateurs imaginer, parce que je veux savoir précisément ce que je laisse dans l’imaginaire des gens, et c’est quelque chose qui ne doit rien au hasard.

Le sujet du questionnement intérieur, de la découverte de soi est celle qui prime dans l’évolution du personnage de Tina, c’est aussi une façon de parler du sentiment minoritaire ?

L’idée de recherche identitaire vient directement du roman. Mais je voulais que cela soit moins simple, notamment dans la façon qu’elle a de se rendre compte qu’elle n’est pas un être humain au sens propre. Je sais de mon expérience intime à quel point il est compliqué de vivre en équilibre avec plusieurs identités. L’expérience d’être minoritaire, c’est toujours violent parce que c’est devoir obéir et suivre les règles de quelqu’un d’autre, de quelqu’un de différent de soi. Je pensais qu’un personnage en pleine ambivalence qui s’interroge sur qui elle est, sur ce qu’elle est, c’est un questionnement permanent. L’acceptation de soi se fait petit à petit.

« Je sais de mon expérience intime à quel point il est compliqué de vivre en équilibre avec plusieurs identités »

Le film place l’empathie comme la valeur essentielle de la vie en société, est-ce là la clé de l’humanité selon vous ?

Oui, parce que la question fondamentale du film c’est de savoir ce qu’est un être humain, ou quelles sont les limites de l’humanité. Nous sommes des animaux, ce n’est pas une métaphore, c’est un fait ! Certains animaux comme les aigles ont une supériorité en termes de vision, les chiens en termes d’odorat. Nous, nos sens particulièrement développés sont la conscience de soi et l’empathie. C’est ce qui fait notre différence en tant qu’espèce. Sans empathie, nous sommes des aigles aveugles. Ce sont ces frontières-là qui maintiennent Tina dans l’humanité.

« Border »
Drame fantastique – Suède – 1h50
Réalisation : Ali Abbasi
Distribution : Eva Melander, Eero Milonoff, Jörgen Thorsson, Ann Petrén
En salles le 9 janvier