Maryam Touzani, réalisatrice du « Bleu du Caftan » : « Je suis impatiente de voir comment ce film pourra faire bouger les lignes au Maroc »

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À l'occasion de la sortie de son deuxième film, « Le Bleu du Caftan », Maryam Touzani s'est entretenue avec Komitid sur ses magnifiques personnages, son pays, ses attentes et ses inspirations.

« Adam » - Denis Makarenko / Shutterstock
La réalisatrice Maryam Touzani à Cannes en 2019 pour la première de son film « Adam » - Denis Makarenko / Shutterstock

Son premier long-métrage, Adam, sorti en 2020 (peu avant la fermeture des cinémas pour cause de confinement), nous avait déjà illuminé par sa puissance émotionnelle habilement contenue et ses magnifiques images. Avec Le Bleu du Caftan, son deuxième film, centré sur un couple qui cache l’homosexualité du mari depuis des années, la cinéaste nous fait une nouvelle fois vivre un moment d’une extrême délicatesse, dont elle seule a le secret.

Après une journée durant laquelle elle a enchaîné les interviews, Maryam Touzani, actrice, scénariste et réalisatrice marocaine brillante, s’est entretenu avec Komitid, longuement et avec passion.

Komitid : D’où vous est venue l’envie de raconter l’histoire du « Bleu du Caftan » ?

Maryam Touzani : Le déclic a été une rencontre que j’ai faite pendant les repérages de mon précédent film, Adam. C’est un monsieur d’un certain âge, que j’avais rencontré dans la Médina, qui m’avait beaucoup touché. Je sentais qu’il y avait, quelque part, une vie qui n’était pas celle de son quotidien. Je l’ai senti de manière assez forte. Peut-être que je me suis trompé, je ne sais pas, mais je ne lui ai jamais posé de questions sur sa vie intime pour autant. Je savais que ce n’était pas ma place, mais je suis quand même allé le rencontrer à plusieurs reprises parce qu’il me touchait. Plus tard je me suis rendu compte qu’il me ramenait à mon enfance, à mon adolescence à Tanger, à des histoires que je voyais de l’extérieur. Notamment des couples mariés pour garder une certaine façade sociale, dont le mari était homosexuel mais qui essayait tout de même de rentrer dans le moule, avec des enfants et le reste. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup touché. Mais je ne sais rien de son histoire à lui, il a simplement réveillé ces émotions en moi. Ça m’a amené quelque part dans mon imagination, dans mon ressenti, et je me suis rendu compte de la violence inouïe que c’est de devoir faire semblant tous les jours, de devoir se réveiller, s’habiller, sortir dans la rue, et faire face aux gens tout en prétendant être quelqu’un qu’on n’est pas. Par la suite j’ai commencé à imaginer le personnage d’Halim, à le ressentir plus qu’autre chose. Mina a naturellement émergée dans mon esprit par la suite. Cette femme, ce qu’elle pouvait ressentir, ce qu’elle savait ou ne savait pas, ce qu’elle taisait, ses non-dits…. Je me suis retrouvée à penser à l’amour, à la complexité de l’amour, des relations, au fait qu’on ait toujours envie de tout simplifier, alors que souvent la complexité c’est beau.

C’était une évidence pour vous de proposer le rôle de Mina à Lubna Azabal, après « Adam », votre premier film, dans lequel elle jouait déjà ?

Directement. J’ai écrit avec Lubna en tête. Je savais qu’elle allait être Mina. Je ne lui ai pas du tout parlé du film ni du scénario. Je l’ai écrit et une fois terminé je lui ai envoyé et elle est tombée amoureuse du personnage. Mais dès le début je savais que c’était elle. J’avais travaillé avec elle sur Adam et je savais de quoi elle était faite. Elle donne tout quand elle croit en un personnage, elle est dans une quête de vérité, pas dans la demi-mesure, exigeante, vraie… On est très alignées sur tout ça. Ça a été très beau de travailler avec elle sur ce personnage très intense, très complexe. Pour ce qu’elle vit avec son mari, dans son couple, mais aussi son rapport à la mort, la façon dont elle va s’affaiblir petit à petit, cette mort qui va s’installer dans son corps. Elle a fait un extraordinaire travail sur ça. Elle me disait elle-même : « Je veux ressentir la mort dans mon corps, je ne veux pas faire semblant. Je veux arriver sur le plateau en étant faible, le ressentir au quotidien ». Ça correspondait parfaitement avec ma façon de tourner les scènes de manière chronologique, pour respecter l’évolution émotionnelle des personnages, dans la mesure du possible. J’adore faire ça, et avec Mina il y avait aussi sa chronologie physique.

Au cinéma, lorsqu’un homme en couple cache son homosexualité, sa femme est souvent montrée soit comme dévastée, soit comme une antagoniste. Dans « Le Bleu du Caftan », vous adoptez une vision tout à fait nouvelle…

Oui tout à fait. Pour moi c’est une femme qui reste avec son mari parce qu’elle l’aime profondément. Et lui l’aime aussi, ce qui ne l’empêche pas d’être homosexuel. Mais il aime sa femme. Et pour moi on peut aimer plusieurs personnes de différentes manières, l’amour peut prendre différentes formes, et c’est là sa complexité. On n’a pas à le définir et le mettre dans une case. Il y a une porosité dans l’amour, une malléabilité, il y a toujours quelque chose à découvrir. Ces personnages découvrent beaucoup de choses sur eux-mêmes. Au début Mina souffre lorsque Youssef (le nouvel apprenti, ndlr) arrive, parce qu’il y a quand même cette jalousie qui est là, cet homme qu’elle aime et elle sent que quelqu’un d’autre risque de lui prendre sa place. Pour la première fois de sa vie, elle voit Halim tomber amoureux. C’est ça qui est différent, elle sait depuis toujours que Halim a des relations sexuelles avec d’autres hommes, mais là il tombe amoureux. Ça réveille au début de la résistance en elle, puis ça se transforme. Qu’est ce qu’il y a de plus beau que d’offrir l’amour à quelqu’un que tu aimes ? En plus, dans son cas, elle est en train de partir. C’est son plus beau cadeau pour lui avant l’échéance. Donc oui j’avais envie de pouvoir être dans une complexité par rapport à ça, à ce qu’elle ressent, et à la trajectoire intérieure qu’elle va faire. Parce qu’elle va devoir faire face à ses appréhensions, accepter ce qu’elle a choisie de ne pas voir, pour ensuite lui donner à lui, par amour, sa bénédiction pour qu’il puisse aimer, être heureux et fier de qui il est.

Ce qui contraste beaucoup avec cette redéfinition totale de l’amour traditionnel que vous opérez, c’est l’attachement du couple à une manière de travailler qui est vue comme dépassée par leurs clients…

Je trouve en effet que la tradition peut être très très belle. Elle peut nous définir, faire partie de qui on est, de notre ADN, de notre histoire, et que c’est beau de pouvoir transmettre des choses de génération en génération. Certaines traditions doivent être préservées, sublimées, protégées, là où d’autres doivent être bousculées et questionnées. J’avais envie que Halim soit justement un homme qui aime la tradition, notamment dans son travail, mais qu’en même temps une autre tradition l’enferme. Il est tiraillée entre ce désir de garder une certaine tradition en lui et son identité profonde. Je pense que la modernité et la tradition peuvent coexister. Il faut juste ne pas entraver la liberté de l’autre. On peut être comme Mina, une femme croyante, pratiquante, et avoir une ouverture à d’autres possibles. On n’est pas dans quelque chose de linéaire et de simple. On veut simplifier parce que ça rassure par rapport à nous-même et à ce qu’on ressent, mais rien n’est simple.

Dans « Adam », deux femmes s’apprivoisaient grâce au travail et à l’art de la pâtisserie. Ici, c’est la couture qui sert de toile de fond au récit. Quelle est votre approche du travail manuel ?

J’aime profondément le travail manuel parce que je trouve qu’il amène un don de soi. Il y a un lien entre la personne qui fabrique et sa création. Là, de plus en plus, dans le monde moderne, on est détaché de ça. Il n’y a plus cet investissement personnel, physique et émotionnel. Moi j’aime ça. Le caftan dont on parle dans le film est inspiré d’un caftan que ma mère m’avait donné, vieux de 50 ans. Sentir cette tradition qui perdure à travers ce caftan mais pas que, il y a aussi tout l’investissement de la personne qui l’a fait, tout ce que ma mère a vécu dans cette tenue, tout ça m’est transmis. J’hérite d’un objet qui est chargé d’humain. Et sentir qu’aujourd’hui c’est la machine, parce que c’est plus rapide, moins cher, qu’on peut en avoir dix au lien d’un, ça me rend peut-être un peu nostalgique (Rires). Je veux pas en avoir dix, j’en veux un qui symbolise quelque chose ! C’est une connexion qu’on est en train de perdre. Dans Adam, le personnage d’Abla (aussi interprété par Lubna Azabal, ndlr) réussit à se reconnecter à elle-même grâce à ce travail, où elle va se réinvestir à nouveau. Tout ça est lié. En s’éloignant du travail manuel, on s’éloigne de nous-mêmes.

« Je suis heureuse de voir que depuis quelques années, des personnes de la communauté LGBTQ+ existent dans les médias alors qu’avant elles n’avaient aucune place »

Au Maroc l’homosexualité est toujours illégale. Vous avez rencontré des difficultés particulières, à cause du sujet, lors du financement ou de la distribution ?

Je ne suis pas quelqu’un qui réfléchit en terme d’obstacles. Quand j’écris, j’écris parce qu’il y a quelque chose de plus fort que moi, qui a besoin de sortir et de s’exprimer. Donc je ne me projette pas sur comment ça va se passer par la suite, j’ai une vraie croyance en mes personnages et dans le film que j’ai envie de faire. J’ai été très heureuse de voir que le film avait obtenu l’aide du cinéma marocain. C’est à dire qu’après étude du scénario, j’ai défendu mon film face à une commission indépendante qui m’a octroyé l’avance sur recettes. C’était le premier argent qu’on a eu pour faire le film. C’était très symbolique pour moi parce que c’était de l’argent de l’État, et que ça veut dire qu’il y a un vrai désir de faire bouger certaines choses à travers l’art. L’art peut explorer des choses avec lesquelles la société a encore du mal, comme l’homosexualité. Derrière on a eu toutes les autorisations de tournage sans qu’on ne me demande de changer quoi que ce soit au scénario. C’est exactement le film que j’avais écrit. On a eu le visa de censure pour sortir en salle, il a été choisi par une commission indépendante pour représenter le Maroc aux Oscars, il a été dans la shortlist, ce qui est bien par rapport à sa légitimité. Donc tout ça veut dire pour moi qu’il y a vraiment un désir de voir ce sujet dans un film. Je l’ai senti d’autant plus lors d’une des avant-premières à Marrakech. Il y avait une vraie envie de dialogue. Beaucoup de choses peuvent être changées dans une société à travers le regard, et c’est donc le regard des gens qu’on doit changer avant même de parler de lois. Le cinéma a un vrai rôle à jouer là-dedans.

Par vos personnages, vous aviez aussi envie de raconter un pays ?

Je ne pense pas raconter un pays, non. Je raconte des personnages, et ces personnages sont ancrés dans une société, dans un contexte qui les définit bien sûr dans une certaine mesure, et qui va aussi définir leurs luttes. Je ne veux pas faire un constat social. Sinon j’aurais été à 90 % à l’extérieur et 10 % à l’intérieur. Or je choisis d’être à l’intérieur avec eux, parce que c’est l’humain qui m’intéresse avant tout. Ces êtres évoluent dans ce contexte-là, mais ce qui m’intéresse c’est leur intériorité, leurs trajectoires personnelles, toujours évidemment avec cet ancrage.

« Je suis impatiente de voir comment ce film pourra contribuer à faire bouger les lignes quand il sera sorti au Maroc »

Hormis dans L’armée du salut d’Abdellah Taïa, voire Much Loved de Nabil Ayouch, l’homosexualité est très peu présente dans le cinéma marocain. Vous appréhendiez l’accueil local ?

Le film n’est pas encore sorti en salle au Maroc, donc le sentiment que j’ai est plutôt positif pour l’instant, après les quelques avant-premières. Il y a toujours des personnes qui ne sont pas heureuses de voir un film comme ça éclater au grand jour, mais c’est pour cela que ces films et ses personnages existent. Je suis impatiente de voir, quand il sera sorti au Maroc, comment ce film pourra contribuer à faire bouger les lignes. J’y crois vraiment. J’espère que le film pourra donner une place à des personnages comme ceux de Youssef et Halim. Je suis heureuse de voir que depuis quelques années, des personnes de la communauté LGBTQ+ existent dans les médias alors qu’avant ils n’avaient aucune place. C’est quelque chose qui me touche beaucoup. Ça veut dire beaucoup, il y a un réel désir de parler, de discuter. Puis à terme que ces personnes puissent elles-mêmes raconter leurs récits. C’est essentiel.

Le film a d’ores et déjà une belle carrière : Cannes, deux prix au Festival d’Angoulême, sélectionné pour les Oscars… Quel regard portez-vous sur tout cela ?

Quand j’écris un film je n’ai pas d’attente. La seule chose qui me motive ce sont les personnages et leur histoire, pouvoir être le plus sincère possible par rapport à eux. Bien sur, ça fait toujours chaud au cœur quand on voit que le film est bien reçu, que l’accueil est beau, parce que ça veut dire qu’il a réussi à toucher et à faire exister ses personnages dans le regard de ceux qui l’ont vu.