« Laissez-nous vivre » : en Russie, les drag queens menacées d'interdiction

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Mi-novembre, le ministère russe de la Justice a demandé à qualifier « d'organisation extrémiste » et à interdire « le mouvement LGBT international ». La Cour suprême doit étudier jeudi cette requête.

Drag queen photo d'illustration
Drag queen photo d'illustration - Chris Allan / Shutterstock

Délicatement, dans un appartement moscovite, Igor souligne le contour des yeux de la drag queen Saffron avec un eyeliner violet et lui appose des faux cils. Dans quelques jours, tout cela pourrait bien être interdit en Russie.

Mi-novembre, le ministère russe de la Justice a demandé à qualifier « d’organisation extrémiste » et à interdire « le mouvement LGBT international ». La Cour suprême doit étudier jeudi cette requête.

Si la mesure est validée, toute activité associée à une orientation sexuelle « non-traditionnelle » – le terme employé par les autorités – pourrait être sanctionnée pour « extrémisme », un crime passible de lourdes peines de prison.

Jusqu’à présent, les personnes LGBT+ risquent de fortes amendes, mais pas l’emprisonnement, en cas de non-respect de la législation existante, déjà renforcée l’année dernière, et qui interdit la « propagande » homosexuelle. Mais là, la justice russe pourrait bien aller beaucoup plus loin.

« Ce qu’on fait, ce n’est pas de l’extrémisme », proteste la drag queen Saffron, vêtue d’une veste rouge et d’un soutien-gorge à paillettes. Elle parle à l’AFP lors d’une séance de maquillage dans l’appartement de son ami Igor, dans une banlieue de Moscou.

Âgée de 20 ans, Saffron, qui est un homme appelé Valera quand elle n’est pas dans son personnage, a commencé à se produire dans des spectacles de drag queen il y a trois ans. Des prestations variées, explique-t-elle.

« Vous pouvez avoir une personne qui crée une image hypersexualisée (…) Puis un numéro très dramatique qui donne envie aux gens de pleurer et de se questionner sur leur vie. Puis un numéro totalement comique. »

Sur scène, Saffron préfère pour sa part les « numéros très théâtraux » où, dit-elle, elle essaye de parler avec ses spectateurs de choses auxquelles « ils n’auraient jamais pensé auparavant ».

« Ce qui me fait le plus peur, c’est qu’on perde cette diversité de pensées intéressantes, de personnes, cette créativité… », s’inquiète la jeune drag queen.

Saffron craint aussi pour « la sécurité » de ses amis de la communauté drag et LGBT+.

Resserrer l’étau

Pour Igor – Kate Strafi quand il se transforme en drag queen – la procédure en cours à la Cour suprême est dans la logique des choses en Russie.

« On ne peut déjà pas se tenir la main en marchant dans la rue, ni se serrer dans les bras (…). Il n’y avait pas d’ouverture avant et, logiquement, on n’en aura pas », dit le jeune homme de 29 ans.

La dernière décennie a vu les droits des personnes LGBT+ drastiquement limités sous l’impulsion de Vladimir Poutine, qui, avec l’Eglise orthodoxe, assure vouloir éliminer de la sphère publique des comportements jugés déviants et importés d’Occident.

Depuis 2013, une loi interdit la “propagande” de “relations sexuelles non-traditionnelles” à l’adresse des mineurs, un texte dénoncé par des ONG comme un instrument de répression homophobe.

Cette loi a été considérablement élargie fin 2022. Elle bannit désormais la “propagande” LGBT+ auprès de tous les publics, dans les médias, sur Internet, dans les livres et les films.

En juillet, les députés russes ont aussi adopté une loi visant les personnes trans, leur interdisant leurs transitions, notamment les opérations chirurgicales et les thérapies hormonales.

M. Poutine se lance aussi régulièrement dans des diatribes anti-occidentales au coeur desquels il place bien souvent la tolérance à l’égard des personnes LGBT+.

« La seule lueur à l’horizon, c’est de quitter le pays, parce qu’ils vont continuer à resserrer l’étau autour de nous, c’est peu probable que cela change », regrette Igor. Ces mesures visent, selon lui, à « détourner la société des problèmes réels » du pays.

Pour lui, cette répression inflige « un traumatisme massif » aux personnes LGBT+ vivant en Russie. « Il y a beaucoup de suicides », dit-il.

Ces dernières années, il explique avoir pris des mesures pour renforcer la sécurité de ses spectacles. Il a par exemple retiré le drapeau arc-en-ciel et interdit au public de prendre des photos pendant les représentations.

Saffron dit qu’elle refusera d’abandonner, malgré les risques. « J’aimerais avoir la force intérieure de continuer à vivre, à vivre sincèrement », glisse-t-elle.

« Si vous pensez que ce qu’on fait n’est pas bien, alors, ne vous intéressez pas aux drags. Laissez les gens vivre leur vie. »