3 questions à Antoine Idier : « Je suis frappé par l’extrême dépolitisation de la production artistique contemporaine en France »

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Dans un essai passionnant consacré à l'artiste Michel Journiac, Antoine Idier analyse la (non) réponse des artistes français à la crise du sida et dresse le portrait d'un monde de l'art peu préoccupé par les mouvements du monde.

« Pureté et impureté de l'art. Michel Journiac et le sida », d'Antoine Idier - éditions Sombres torrents

Dans un court essai au très beau titre Pureté et impureté de l’art (aux éditions Sombres torrents) Antoine Idier explore la trajectoire d’un artiste assez unique dans le paysage de l’art contemporain. Michel Journiac, plasticien emblématique de l’art corporel, s’intéresse au corps, à la sexualité, et aux dispositifs qui les répriment. Il s’exprimait au moyen d’installations, de performances et de photographes. À travers lui, Antoine Idier, qui a écrit notamment Archives des mouvements lgbt +- Une histoire de luttes de 1890 à nos jours (Textuel), s’intéresse au silence face au sida du monde de l’art français.

 

 Komitid : Pourquoi avez-vous eu envie de consacrer cet essai à Michel Journiac ?

Deux préoccupations m’ont conduit, incidemment, à m’intéresser à Michel Journiac. D’une part, fréquentant de près l’art contemporain, travaillant dans l’enseignement de l’art, visitant des expositions etc., je suis frappé par l’extrême dépolitisation de la production artistique contemporaine en France : la réalité du monde aujourd’hui, la violence, les luttes sociales, les dominations, les résistances qu’il est possible d’opposer, tout cela est globalement très absent, tout cela n’existe presque pas dans le monde tel que le représentent les arts plastiques français – ou du moins les tendances dominantes des arts plastiques français, esthétisantes et formalistes (je dis « français » car la situation n’est pas tout à fait la même dans d’autres pays). D’autre part, je m’interroge depuis quelques années : que s’est-il passé dans l’art en France concernant le sida ? En littérature, dans le cinéma, des noms viennent vite. Mais dans l’art contemporain, rien, ou alors des exemples nord-américains : David Wojnarowicz, Gran Fury, General Idea, Nan Goldin. En 1987, aux États-Unis, Douglas Crimp fait paraître un numéro de la revue October, une des principales revues artistiques, entièrement consacré au sida et à la manière dont, lui faisant face, l’art doit s’interroger sur ses modalités d’exercice. En France, on aurait bien du mal à trouver une situation similaire. À un moment, j’ai pensé intituler mon essai Histoire du silence. Invité par Lilian Froger des éditions Sombres torrents à travailler à partir des Archives de la critique d’art à Rennes, j’ai découvert les projets de Journiac sur le sida au début des années 1990, lesquels ont fait écho à mes questions.

« Face au sida, à la mort de proches, mais aussi au scandale du sang contaminé, il produit un certain nombre d’œuvres, qui constituent des étapes de son Rituel de transmutation »

Quel fut son rôle et son action dans la réponse des artistes à la crise du sida ?

Né en 1935, mort en 1995, Journiac a été une des figures majeures de l’art à partir des années 1960, au sein de ce qui a pris le nom d’« art corporel », aux côtés notamment de Gina Pane. Face au sida, à la mort de proches, mais aussi au scandale du sang contaminé, il produit un certain nombre d’œuvres, qui constituent des étapes de son Rituel de transmutation. Comme il l’avait déjà fait 25 ans plus tôt, il utilise son propre sang comme matériau, mais invente aussi des rituels en l’honneur des disparus. Surtout, ce qui est l’objet de cet essai, s’élevant contre l’atonie du monde de l’art, Michel Journiac imagine une exposition collective, à la chapelle de La Salpêtrière, accompagnée de différents événements. Il veut y associer des artistes français et étrangers, les cinéastes expérimentaux Lionel Soukaz et Yann Beauvais, lequel avait aussi lancé l’appel en direction des cinéastes, le galeriste Gilles Dusein, etc. Ses projets n’ont pas vu le jour, en tout cas tels qu’ils les avaient imaginés initialement. Cette exposition qui n’a pas eu lieu m’a beaucoup marquée : l’impossibilité pour elle d’avoir lieu dit bien quelque chose de l’histoire de l’art français.

En quoi la critique de Journiac, qu’elle soit sexuelle, sociale ou artistique est-elle contemporaine ?

De même que mon livre sur Guy Hocquenghem était avant tout un livre sur Mai 68, cet essai porte avant tout sur le champ de l’art contemporain, interrogé depuis la sexualité et l’homosexualité, le sida, la situation des minoritaires. Il s’agit également d’écrire une histoire de l’art dans laquelle les questions de dominations et de pouvoir seront centrales : l’histoire de l’art se demande habituellement peu pourquoi tel artiste réussit et pas tel autre, pourquoi certains passent à la postérité et d’autres non, comme s’il s’agissait uniquement de questions esthétiques, comme si cela pouvait se réduire à la force de l’œuvre elle-même.

« Journiac, comme ceux qui lui étaient proches, n’a cessé de contester le fonctionnement de l’art, ses mythologies, ses croyances »

Journiac, comme ceux qui lui étaient proches, n’a cessé de contester le fonctionnement de l’art, ses mythologies, ses croyances, l’idée d’une esthétique pure qui serait en surplomb du monde : une conception bourgeoise de la création. Homosexuel, venant d’un milieu populaire, interrogeant les genres sexuels ou artistiques, il a revendiqué faire de l’art depuis les marges et depuis sa situation propre. Il n’a pas hésité à ferrailler dans des revues ou dans des textes critiques, à s’en prendre aux grands musées, ne rechignant pas à l’agressivité ou à la polémique. Il a appelé à la responsabilité de l’art, reprenant une formule de Roland Barthes quant à la nécessité de porter la politique dans le langage et les formes, même produites par les artistes. Il a aussi dénoncé un repli conservateur des années 1980, les « années d’hiver » dont parlait le psychiatre Félix Guattari. Tous ces traits constituent une tradition qu’il m’importe de faire vivre, et qu’il me semble plus que nécessaire de porter dans l’art aujourd’hui.

« Pureté et impureté de l’art Michel Journiac et le sida », d’Antoine Idier, éditions Sombres torrents, 68 p., 8 euros.